Le rapport de Patrick Boucheron à la francophonie, à la fois en tant qu’historien et citoyen, mêle deux émotions : plaisir de découverte d’espaces différentes et plaisir de familiarité avec les espaces francophones de par la langue similaire que l’on entend.
“Si vous me demandez mes rapports comme citoyen et comme historien à la francophonie, j’avoue que j’aurai du mal à séparer les deux, non pas que je ne sache pas être autre chose qu’historien, mais quand je suis dans une ville, francophone ou autre, que je m’y promène, que je la découvre, et bien ce plaisir de la découverte est indissociable, pour moi, du plaisir de la lecture, du plaisir de la rencontre. Cela a donc à voir avec la langue, cette langue française dans laquelle j’habite et qui m’habite et qui d’une certaine manière m’appelle ailleurs que chez elle. On s’est bien ce que c’est le plaisir de découvrir une autre ville, c’est le plaisir d’être à la fois déplacé du point de vue du rapport à la familiarité et de s’y retrouver. Il y a deux plaisirs jumeaux, celui d’être dans un bain linguistique toute autre que le nôtre et de s’y retrouver quand même, d’entendre des bribes de français par exemple dans une ville qui n’est pas francophone. Les deux sont liés et tel est de l’un à l’autre mon plaisir d’historien et de citoyen”.
Selon lui, la francophonie est une histoire plus grande que celle de la France métropolitaine.
“Quand j’ai été élu professeur du Collège de France en 2015, est né en moi l’idée de faire une histoire mondiale de la France, à plusieurs, à la fois chorale diverse, ouverte et entraînante du point de vue du récit. Il y a plusieurs façons de faire une histoire transnationale, elle peut traverser les langues, elle a été francophone car elle installait un certain rapport au monde, dans une langue avec laquelle je pense, qui était le français. Et comme ce français était plus grand que la France métropolitaine, ça a à voir avec la francophonie qui nous rassemble aujourd’hui et qui nous élance. Il s’agit au fonds de concevoir une histoire qui est plus grande que la nôtre”.
Cette francophonie porte la question suivante : Comment faire récit de la diversité, au lieu de penser la mondialité des villes sous le regard de la globalisation ?
“Je pense qu’au fonds, on peut avoir une idée de la mondialité de nos villes qui va strictement à l’encontre de celle de la globalisation, c’est-à-dire comprendre que ce qui a de l’avenir dans le monde, c’est la diversité. Pour se porter à la hauteur des enjeux du monde et avec quelque dignité, on doit abandonner les récits trop robustes, trop univoque, trop généralisant et s’inquiéter d’un discours sur la francophonie qui serait celle de la projection d’un modèle hexagonal sur la plus grande France, cette projection elle est tout sauf un discours sur la diversité, elle est au contraire un discours d’uniformité, d’harmonisation”.
La question au fond est aussi de savoir de quel rêve politique la francophonie est le “nous” ?
“Est-ce que l’on parle du français en tant que c’est la langue de la patrie littéraire, la langue de l’ancien colonisateur, la langue d’une forme de bourgeoisie internationale qui croit encore sauver quelque chose de sa domination avec l’usage de la langue française ou est-ce que c’est la langue de la COP 21 ? C’est d’ailleurs totalement accidentel que les accords de Paris aient été possibles, pensables et audibles en français. Si on dit que c’est une langue de puissance, à mon avis on met la francophonie dans un corner, si on dit que c’est la langue au fond d’une vision politique du monde qui ne se résout pas à son homogénéisation et qui prend la partie de sa diversité, le français peut être identifié à la langue d’un monde multipolaire. Ce n’est pas seulement en disant que c’est la langue de Molière qu’on peut aujourd’hui mobiliser au-delà des cercles bien connus de la francophonie, c’est en en trouvant d’autres, ces autres qui ont à voir avec ce qu’est une ville, son développement durable et son rapport au monde”.
La difficulté selon lui c’est qu’il faudrait arriver en somme, sinon désarmer ou affaiblir, du moins désœuvrer l’usage politique du français en tant qu’il fut si longtemps un instrument de puissance.
“Ce discours impérialiste par la langue, il a pu effectivement connaitre quelques expressions et réalités dans l’Empire colonial mais on en est plus là donc on ne peut pas avoir ce rapport qui est expansif, agressif, impérial à la langue. Quand j’entends francophonie, j’entends littérature francophone, je comprends simplement comment creuser dans notre langue une étrangeté. C’est la définition même de la littérature, c’est de s’inventer une langue étrangère dans sa propre langue, d’où effectivement l’importance d’élargir le corpus de la littérature française à la littérature francophone, parce que à ce moment-là, on respire mieux littéralement. Avec la francophonie, la chance, la force, c’est qu’on peut parler plus d’une langue dans sa propre langue, c’est-à-dire de vaincre cette sorte de malédiction du monolinguisme. Alors on peut la vaincre par la traduction, par le cosmopolitisme et par le multilinguisme. La force et la beauté de la francophonie au sens d’Édouard Glissant, c’est qu’il y a un tout monde et que l’on peut donc creuser à l’intérieur même de sa langue une étrangeté où on se retrouve“.
Quid du concept d’urbanité en archipel ?
“Pour moi, l’urbanité, c’est une ville où l’on peut s’affairer, se rencontrer où on va entendre d’autres langues que la nôtre. La bande-son d’une ville monde et évidemment plurilingue mais on peut la suivre à gué par des bribes de français qui permettent d’y naviguer ou de la traverser et ça serait ça au fonds cette urbanité en archipel. Pour moi, l’archipel, c’est la mise en relation à distance et de manière discontinue de ce que, encore une fois Édouard Glissant appelle tout monde. Pour moi c’est une vision incroyablement désirable de l’archipel, ça veut dire pouvoir aller retrouver au large des familiarités déplacées. C’est magnifique et c’est beaucoup plus souhaitable qu’un monde unifié, lisse et homogène. S’il y a une urbanité de la francophonie, elle ne peut être qu’archipélagique au sens d’Édouard Glissant et c’est pour cela que pour la comprendre et la saisir, il faut appréhender toutes les littératures francophones et toutes les expériences urbaines de la francophonie“.
Il reconnaît par ailleurs dans les espaces francophones une urbanité spécifique.
“Pour avoir été ailleurs dans l’espace francophone (Belgique, Suisse, Pays d’Afrique, Canada…), on doit y reconnaître une certaine manière d’urbanité, qui doit avoir quelque chose à articuler avec la langue d’où la question francophone qu’il nous faut défendre. N’oublions pas effectivement que l’urbanité désigne à la fois une manière d’occuper l’espace et de l’énoncer, se parler et s’adresser les uns aux autres. Ce qui me frappe quand je voyage d’une ville à l’autre, c’est que l’espace francophone a façonné une urbanité spécifique. Je ne saurai pas comment tellement la caractériser mais je sais à tout coup la reconnaître. C’est une émotion, que d’avoir cette familiarité déplacée par au fonds une manière d’occuper l’espace et d’investir les lieux. Par exemple, la première fois qu’on va à Montréal, ça ne peut pas être la première fois, puisqu’on l’a déjà vu au cinéma, puisqu’on a déjà lu de la littérature québécoise et puis voilà c’est un espace qui est déjà familier et on sait à quoi s’attendre. Il n’y a jamais de première fois, c’est déjà des retrouvailles parce qu’on reconnaît quelque chose et on jouit d’abord de ce plaisir de la reconnaissance”.
Il nous parle spécifiquement de la manière dont au Québec et en Belgique, se pose la question de l’histoire, de la mémoire, du rapport qu’on a à la colonisation, du rapport qu’on a avec les peuples natifs de l’immigration et de la façon même de faire un musée d’histoire.
“C’est vrai qu’à Laval, à Québec et à Montréal, j’ai pris des grandes leçons, pardon j’allais dire j’ai pris des claques car là il y avait un rapport à l’histoire et à la mémoire que j’ai trouvé plus direct, plus franc, plus violent, peut–être aussi avec des revendications plus aiguisées et plus âpres. On pourrait dire la même chose du rapport que la Belgique entretient avec son passé colonial qui semble à la fois plus conflictuel, plus âpre mais aussi plus inventif”.
Il distingue d’ailleurs deux manières de penser la ville en matière de patrimoine, homogène ou hybride, projection ou inter fécondation des modèles architecturaux.
“Il y aurait deux manières de penser le patrimoine dans les villes : l’architecture d’époque coloniale et la manière homogène d’y voir la projection des espaces autres et lointains d’un modèle unique et puis au contraire, l’hybridation, le métissage et la manière dont l’architecture coloniale intègre au fonds des formes vernaculaires, locales et anciennes d’architecture et la manière dont cette inter-fécondation revient ensuite en France métropolitaine. Cette manière de raconter l’histoire qui n’est pas univoque, elle est diverse car elle tient compte de ses effets retours. La question est de savoir comment on fait récit de notre dispersion, qui du point de vue historique paraît la vraie question”.
Il ne peut pas, ne pas reconnaître cet espoir politique qui porte le nom de commune et qui caractérise une échelle de décision, de gouvernement et d’existence qui a pu paraître longtemps plus aisément maîtrisable que l’échelle nationale.
“Souvent quand on parle des niveaux de hiérarchie politique, on parle d’espaces comme si c’était des espaces emboités et ce sont aussi des temporalités emboîtées. Je pense que la commune (à l’échelle municipale, urbaine ou métropolitaine), ce n’est pas seulement une portion d’espace, c’est aussi une bribe de temps, dont à tort ou à raison, les citoyens considèrent que ce temps politique est à leur main ou en tout cas qu’ils ont prise sur lui. Je trouve que c’est extrêmement intéressant et c’est pour ça aussi que c’est à cette échelle-là que les formes participatives de gouvernance peuvent être les plus immédiatement convaincantes pour les citoyens“.
Il cite enfin Jean-Christophe Bailly, poète et théoricien de l’image qui a si longtemps et si souvent et si bien parler de la ville pour imager la ville francophone.
“Il y a ce livre, La phrase urbaine, de Jean–Christophe Bailly que j’aime beaucoup. Ce qui l’appelle la phrase urbaine ce n’est pas le discours que la ville porte sur elle-même et qui en ferait une sorte d’énoncé autoritaire auquel on serait amené à consentir parce que ça serait un ordre urbain qui agence l’espace et qui nous commande sur la manière de l’habiter. Il dit au fonds, que la phrase urbaine c’est l’ensemble des conversations et le bruissement de toutes les conversations dont la ville est le réceptacle. Pour moi, une ville francophone, au sens où le français dont je rêve est une langue qui fait récit de notre diversité et nos dispersions, ne nous intime pas l’ordre d’obéir à son impératif de clarté, n’est pas non plus une ville qui serait ordonnée par le français, réguler comme une ville orthonormée, coloniale, au cordeau, ou tirer à quatre épingles ou encore passer au gaufrier de ce modèle colonial répéter d’ici ou là, mais une collection de conversations”.