Cet article, publié dans la Revue Urbanisme n°434 : “Les leçons des crises et des chocs” (novembre-décembre 2023), rédigé par Martin Duplantier (architecte-urbaniste), est une analyse d’un urbanisme de résistance, 20 mois après le début de l’invasion de grande envergure. Il pose les questions suivantes : Un abris bus qui fait abris-bombes ? La décentralisation comme arme de protection massive ? Le patrimoine architectural terreau de solutions résilientes ? Les centres de bénévolat comme nouveaux épicentres de la vie collective ?
L’Ukraine entre en guerre totale, le 24 février 2022, sous le feu d’une attaque russe de grande ampleur. Cette agression unilatérale va bouleverser le pays, ses villes se vident, se replient, certaines sont occupées, d’autres bombardées, voire rasées. Les crimes de guerre se succèdent, telle une tragédie que l’on pensait d’un autre temps. Et c’est toujours, en toile de fond de ces horreurs, la ville ukrainienne et son patrimoine collectif qui seront souillés et que la Russie tentera d’annihiler.
Pour Martin Duplantier, qui ai enseigné, étudié et suivi l’évolution de ces villes depuis 2015, une fois passé le moment de l’effroi, est venu celui de l’action. Un an et demi plus tard, la ligne de front s’est stabilisée et la situation des villes ukrainiennes a beaucoup évolué, variant du tout au tout en quelques mois. Le terme de résilience est devenu intrinsèquement lié à l’Ukraine, qui affronte cette guerre debout et fière de sa liberté, choc après choc. De là à apprendre de l’Ukraine, il n’y a qu’un pas. Car si l’urbanisme peut paraître accessoire dans cette situation d’insécurité militaire, il est pourtant bien au centre des combats comme des débats.
Peut-on pour autant parler d’un urbanisme de guerre ?
L’urbanisme ukrainien de 2022 est d’abord un contre-urbanisme. Il est la destruction (et donc la protection) du fait urbain, des lieux de rassemblement, des lieux collectifs, des lieux de culture. Il est, pour ceux qui attaquent, la négation de la ville. Les bombardements russes ont d’abord ciblé le patrimoine commun : le patrimoine architectural, que nous avons longuement retracé en 2022 dans cinq villes majeures : Kharkiv, Mariupol, Soumi, Chernihiv et Mykolaiv, mais aussi les équipements publics, comme les 3 500 écoles bombardées et les 800 hôpitaux et centres de soins détruits. Cinq millions de déplacés.
Ces attaques sont une tentative explicite d’arracher les habitants à leur ville, à leur géographie, de déraciner ces populations, et de nier l’existence d’une culture ukrainienne spécifique. Heureusement, l’Ukraine et ses villes ont tenu bon. Chernihiv, assiégée pendant 36 jours, tire son eau au moyen de puits de fortune, creusés à la hâte au pied des églises du Xe siècle. Mykolaiv résiste aux chars russes, par une mobilisation immédiate et spontanée des entreprises de travaux publics qui érigent des monticules sur les entrées est de la ville, avant que l’armée ukrainienne ne prenne le relais.
Partout, la résistance des premiers jours provient d’une formidable mobilisation de ses habitants. Elle est le témoin d’un changement culturel profond, postsoviétique. Ce changement culturel, qui a engendré les différentes révolutions depuis 2004, a finalement sa traduction dans la gouvernance des villes depuis 2015. Ce sont ses 1469 hromadas, ces communautés de communes créées en 2020 à la suite des lois sur la décentralisation, qui vont montrer toute leur réactivité face à une attaque massive. Cette guerre est bien culturelle : un pays au système soviétique, centralisé et autocratique, attaque un système postsoviétique ou en voie de l’être, qui se décentralise largement et devient un modèle de multiples résilience.
Vers une décentralisation totale
L’héritage soviétique ne concerne pas seulement le type de gouvernance ou l’architecture des bâtiments résidentiels. Il est aussi structurel et infrastructurel : son système économique, son réseau énergétique, ses monopoles publics devenus privés… Les chocs qui se multiplient sont donc l’occasion de revoir en profondeur le fonctionnement du pays : au choc militaire du 24 février suivent les chocs énergétiques, mais aussi écologiques, sociaux, économiques.
Pour autant, en écrivant cet article dans les rues de Kyiv1, Dnipro ou Lviv, on pourrait être tenté de penser que la ville ukrainienne s’est admirablement adaptée. Zaporizha est un cas saisissant : la ville est située sur le Dniepr, à 23 km de l’artillerie russe, ce qui signifie que la population a 42 secondes lors de chaque bombardement pour se mettre à l’abri. Impensable ? La ville est pleine et doit même loger 150000 IDP (Internally Displaced Persons, réfugiés nationaux) en plus de ses 650000 habitants (700000 en 2021). Large défi urbain. Elle fournissait 42 % de l’électricité du pays avant la guerre ? Elle est maintenant à 0 %, la centrale nucléaire étant de l’autre côté de la ligne de front.
Les élus et services techniques ne parlent plus que d’un système basé sur des ressources d’énergies renouvelables, atomisées sur l’ensemble du territoire, et solaires, le climat assurant 270 jours de soleil par an. Une écologie dogmatique ? L’écologie est devenue ici une obligation, le seul chemin viable pour une autonomie et une résilience à toute épreuve.
Écocide et ruines amiantées
L’autre choc qui s’est révélé au grand jour est écologique : avec l’explosion du barrage de Kakhovka, mais aussi la vue des champs et forêts de mines, la pollution des nappes et des cours d’eau, les carcasses militaires par milliers, la menace nucléaire…, tout concourt à ce que le pays devienne inhabitable. Et c’est sans parler des ruines et poussières des démolitions, pleines d’amiante (60 % des toitures ukrainiennes en sont remplies, autre héritage soviétique), de métaux lourds, de plomb… Nous sommes face à un défi majeur pour les années et décennies qui viennent. Qu’elle soit urbaine ou rurale, cette pollution généralisée appelle des réponses innovantes et de grande ampleur : tri et recyclage des débris, dépollution, intelligence artificielle pour détecter les mines, les attentes sont énormes.