La ville du quart d’heure : l’arc-en-ciel de la proximité heureuse

Carlos Moreno (Directeur scientifique de la Chaire ”Entrepreneuriat Territoire Innovation”, à l’IAE Paris-Sorbonne Business School et Professeur à l’IAA, International Academy of Architecture) nous explique que : “Le concept de la « ville du quart d’heure » est né d’un travail de recherche cherchant à comprendre le rapport entre le temps et la vie urbaine et territoriale, à travers la convergence de trois courants : le chrono-urbanisme, rapport du temps par rapport à la vie dans la ville, la chronotopie, la manière d’utiliser un lieu de manière polyvalente en fonction du moment et la topophilie, le récit autour du lieu dans lequel on vit“.

Au cœur de notre réflexion il s’agissait de comprendre les usages de la ville pour raisonner au-delà des infrastructures. Nous ne devons plus être des aménageurs de la ville, mais plutôt de la vie dans la ville.

L’enjeu est donc de taille pour s’affranchir de ce qui est devenu l’une des sources de la dégradation de la qualité de vie, la mobilité subie. Elle oblige les habitants à se déplacer une heure voire beaucoup plus, matin et soir, avec son cortège de difficultés, durant les heures de pointe dans le transport de masse et les bouchons pour les usagers de la voiture individuelle. Nous savons que ce mode de vie a de multiples autres conséquences, avec des lieux devenant « dortoirs », la perte de sociabilité et même les difficultés de vie familiale par l’accélération et la course permanente contre la montre.

Pour parvenir à notre concept, nous avons identifié six fonctions sociales urbaines indispensables, chacune avec une couleur, qui sont essentielles à avoir en courtes distances pour accéder à la « haute qualité de vie sociétale ». En les mélangeant les unes et les autres en mixité fonctionnelle et sociale, nous obtenons des nouvelles nuances de couleur que nous appelions « l’arc-en-ciel de la proximité heureuse ». Plus ces fonctions sont accessibles par une mobilité décarbonée, en courte distance, à pied ou à vélo, plus habiter, travailler, s’approvisionner, accéder aux soins tant physiques que mental, à la culture, à l’éducation et, enfin, aux loisirs deviennent des usages qui améliorent notre bien-être individuel, familial, social, professionnel et de bien-vivre.

Il ne s’agit pas d’un « village du quart d’heure » où chacun est isolé, mais plutôt, d’une autre manière de vivre, en courtes distances, avec un quart d’heure fonctionnel en zones compactes ou trente minutes en zones semi denses ou peu denses, pour permettre aux habitants d’explorer et de profiter au mieux des ressources d’une ville qui devient ainsi naturellement multicentrique. Oui, changer c’est possible, après 70 années de fonctionnalisme, zonification, segmentation, fractures urbaines et territoriales et gentrification.

Créer de la proximité, c’est répondre aux enjeux du changement climatique, tout en rendant la ville plus agréable avec plus de végétation et des espaces publics résilients pour tous. Sur le plan social, c’est tendre vers davantage de solidarité et d’inclusion. Enfin, par rapport à la vie économique, cela se traduit par l’émergence de nouveaux services, emplois locaux, génération des circuits courts, optimisation des matières premières, localisation des compétences et savoir-faire. Cela veut dire que l’on s’intéresse non plus à produire plus de mètres carrés mais plutôt à rééquilibrer les mètres carrés existants, vers un usage plus intensif, à changer nos rapports avec l’espace public et la nature.

De nombreux Maires et gouvernants locaux ont déjà intégré le concept de « la ville du quart d’heure », « le territoire de la demi-heure » en France, en Europe et dans le monde, l’adaptant et lui donnant des noms spécifiques aux réalités locales. On peut naturellement citer la ville de Paris avec Anne Hidalgo qui l’a intégré dans sa campagne de réélection, et qui avait déjà engagé une réflexion notamment avec « Réinventer Paris », « l’Arc de l’Innovation », « Parisculteurs », la création de la SEMAEST, devenue Paris Commerce, entre autres. En France il y a aussi la ville de Nantes avec « Nantes à portée de la main », mais aussi Mulhouse, Metz, Reims. La démarche s’est développée en Espagne, une ville exemplaire et inspirante comme Pontevedra, ou à Barcelone, avec cette approche commune pour réduire la place de la voiture au profit de rues piétonnes transformées en espaces citoyens et végétalisés, plus de mixité, d’usages, de services et plus d’économie locale. La pratique est courante dans les pays du nord de l’Europe qui ont déjà un autre rapport avec le temps, à Copenhague, par exemple, mais aussi à Oslo, Utrecht, Amsterdam.

Par ailleurs, de nombreuses villes sont devenues les porteuses de cette action et sensibilisent d’autres à ce concept à travers la planète, que ce soit en Italie avec Milan, Rome, Bologne et d’autres villes, en Grande-Bretagne, comme Édimbourg, en Irlande avec Dublin, au Canada, à Montréal, Edmonton ou Ottawa, aux USA avec Cleveland, Portland, Seattle, en Australie avec Melbourne ou bien en Amérique latine, à Bogotá, Buenos Aires, Guadalajara, en Afrique à Sousse, en Asie, à Busan, Daejoon, Jeju en Corée du Sud. Les rôles du réseau mondial des métropoles pour le climat, le C40 Cities, qui l’a adopté depuis juillet 2020, et de UCLG, qui a porté en 2022 le Pacte pour le Futur de l’Humanité, ont été essentiels. La mise en place du nouvel agenda urbain 2030 par l’organisation UN-Habitat lors d’une conférence mondiale des villes Habitat III il y a cinq ans est intervenue également en ce sens. Et c’est enfin l’une des six recommandations clés du 11ème Forum Mondial de 2022 en Katowice (Pologne).

Quelles que soient la densité des espaces ou l’échelle de temps, l’idée est la même : donner un visage plus humain aux villes en créant de la proximité au bénéfice de tous. Nous avons créé des indicateurs comme la Haute Qualité de Vie Sociétale (HQVS) pour évaluer des ratios dans le rapprochement des fonctions sociales et urbaines. Ces indicateurs nous permettent de mesurer un meilleur bien-être individuel, familial, ou bien encore lié au voisinage, au travail, à l’écologie, et dans les comportements citoyens par rapport à la manière dont nous vivons. Aujourd’hui, nous perdons de plus en plus notre vie pour la gagner mais la réalité est que nos modes de vie, de production et de consommation ainsi que notre rapport au temps utile sont à revoir en profondeur. Il s’agit de se réconcilier avec la nature, de lutter pour le climat et de porter au cœur, une vie plus humaine permettant de récupérer le temps dont nous sommes dépossédés pour bénéficier d’une meilleure qualité de vie pour soi et ses proches.

Avec le confinement, nous avons réalisé en quelques heures que nous pouvions avoir une autre approche par rapport au temps et à la distance et cela a porté un espoir de changement que la ville du quart d’heure incarne partout dans le monde. La crise sanitaire a offert aujourd’hui un nouveau paradigme avec le développement de nouvelles proximités, la diminution de la fréquentation des transports et de fait en offrant une réponse durable au défi climatique. La crise climatique nous oblige à agir avec urgence, la crise géo politique actuelle nous montre l’impératif de relocaliser et de générer des circuits de vie intégrale en proximité.

C’est la voie de la ville du quart d’heure, du territoire de la demi-heure, de ce mouvement mondial pour donner à nos vies cette mixité de l’arc-en-ciel de la proximité heureuse.

Alors que le monde doit organiser sa transition vers un développement plus respectueux des personnes mais aussi des ressources de la planète et de sa biodiversité, comment penser et construire les villes ? La tribune Urbanisme en Francophonie, publiée une fois par mois, vise à rassembler les témoignages et les réflexions de ce récit original.

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