Carlos Moreno, urbaniste et Professeur des universités

Réalisés avec différentes personnalités francophones (écrivains, intellectuels, acteurs de la fabrique de la ville, artistes…), les entretiens Urbanisme en Francophonie interrogent le lien entre urbanisme et francophonie pour faire ressortir les spécificités des villes francophones et leur apport pour construire la cité de demain. A la fin de chacun d’eux, nous découvrirons une nouvelle carte postale de l’espace francophone proposée par l’interviewé.

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Chercheur de renommée internationale, Carlos Moreno est Directeur scientifique de la Chaire « Entreprenariat Territoire Innovation » (ETI) à l’IAE Paris-Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Professeur à l’International Academy of Architecture (IAA). Il est reconnu comme chercheur à l’esprit novateur pour ses travaux pionniers et son approche unique des questions urbaines. Il est également conseiller scientifique de personnalités nationales et internationales de haut niveau.

Découvrez l’entretien du Pr. Carlos Moreno (tourné le 25 avril 2024 à Paris) et sa pensée autour de ce qu’il appelle l’urbanisme humaniste. Il travaille au cœur d’enjeux d’envergure internationale de par ses recherches, apportant un regard innovant sur les enjeux urbains et proposant des solutions aux enjeux auxquels sont confrontées les villes, métropoles et territoires au XXIe siècle. Certains de ses concepts ont fait le tour du monde : la Human Smart City, la Ville du quart d’heure, le Territoire de la demi-heure. En 2022, il a lancé le ‘Global Observatory of sustainable proximities’ lors du World Urban Forum avec UN-Habitat, C40 Cities, UCLG et autres partenaires.

1. Entretien version courte

  • Quel est votre rapport à la francophonie ? (0:34)

Il revient sur son histoire de réfugié politique colombien avant d’exprimer son histoire d’amour avec la langue française.

« N’étant pas francophone à l’origine, je suis hispanophone à l’origine, l’espagnol étant ma langue maternelle. La Francophonie est arrivée dans ma vie à l’âge de 20 ans, quand je suis arrivée en France de manière forcée. Depuis l’âge de 20 ans quand j’ai appris le français, c’est une histoire d’amour entre la langue française et ma vie puisque ce n’est pas seulement quelque chose d’intellectuel ».

Pour lui, la langue française est un véhicule puissant pour exprimer la mosaïque des villes.

« Je tiens beaucoup à m’exprimer sur la beauté des villes, sur l’âme des villes, sur le désir des villes et je pense que la langue française s’y prête énormément pour exprimer cette profondeur. Si la langue française a été pendant longtemps et j’espère qu’elle le restera, la langue de la diplomatie, c’est parce qu’elle avait toutes les nuances qui pouvaient s’exprimer justement pour essayer de composer. Les villes sont en mosaïque la langue française permet d’exprimer les nuances de ces mosaïques »

  • Quelles villes avez-vous rencontrées ? Quelles images, quelles émotions, quels mots vous ont-elles laissées ? (2:33)

En tant qu’explorateur des villes, il constate qu’un certain nombre de villes francophones perdent leur francophonie et parle du combat de certaines villes pour garder la langue française.

« Je connais beaucoup de villes dans le monde, par mes activités professionnelles. Je connais beaucoup de villes en francophonie. Je connais des villes qui étaient très francophones, il y a un certain temps, et qui le sont de moins en moins. Je parle par exemple des villes du Sud Est asiatique, des villes attachantes et magnifiques comme Hanoï. Je dirais que de manière générale, des villes francophones telles qu’on les retrouve chez nos cousins québécois ou des villes francophones telles que l’on peut encore rencontrer dans quelques beaux pays européens, je parle ici de la Belgique et de Bruxelles, où il y a un vrai combat pour garder la langue française parmi l’anglais, qui peu à peu qui a suivi l’international et qui prend la relève. Je parle également, en Amérique du Sud, de villes dans lesquelles la francophonie à jouer un rôle véhicule ».

  • Pourriez-vous nous présenter le concept de ville du quart d’heure ? (4:40)

Les concepts de ville du quart d’heure ou du territoire de la demi-heure, vecteur d’un urbanisme humaniste, ont été créés pour contrebalancer la vision de l’urbanisme moderne.

« La ville du ¼ d’heure c’est un concept que j’ai proposé après la COP21 à Paris en 2016, avec son jumeau qui est le territoire de la demi-heure. La ville du quart d’heure c’est pour les zones de haute densité, le territoire de la demi-heure pour les zones de faible et moyenne densité, qui cherchent, tout simplement, à changer la forme des villes d’un urbanisme orienté infrastructures, dans la trace de Le Corbusier, de la Charte d’Athènes et de l’urbanisme moderne, basé sur : le fonctionnalisme et la zonification, la ségrégation et la segmentation, les inégalités sociales (générées par les longues distances et les temps perdus à se déplacer et l’inefficacité des transports publics), les dangers pour la santé urbaine (liés au déplacement en véhicule individuel : C02, particules fines…). Nous cherchons à développer une ville ou un territoire polycentrique, avec une forme de ville orientée plutôt par des services basés dans 6 choses essentielles : l’habitat, le travail, les approvisionnements, le bien-être/la santé, l’éducation/la culture et les loisirs. Nous voulons que ce polycentrisme puisse donner lieu à une proximité d’accessibilité à ces différents services en les mélangeant ».

L’arc-en-ciel de la proximité heureuse, de la haute qualité de vie ou les nouvelles proximités

« Quand on étudie l’urbanisme moderne et la zonification, on a une couleur à ces fonctions et on observe que ces couleurs sont éparpillées dans la ville. Donc nous faisons un travail qui est de mixer les couleurs. On appelle ça l’arc-en-ciel de la haute qualité de vie, parce qu’on mélange les couleurs et au fur et à mesure que l’on mélange les couleurs, 2,3,4,5,6, dans une carte on change la forme de la ville car la ville devient polycentrique, accessible a des lieux différents et donc on réconcilie trois choses différentes, qui souvent étaient opposées : une sobriété (en termes de déplacement par rapport au climat puisqu’on accède a plus de services de manière décarbonée à pieds, en vélo ou en transports en commun sans saturation), une économie de proximité (pour régénérer de l’emploi local, des matières premières et des circuits courts, des activités avec des savoir-faire locaux) et des interactions sociales (parce que nos quartiers et nos lieux deviennent plus animés, il y a plus d’activités et d’interaction et l’espace public est récupéré pour les hommes et pour les femmes, pour les enfants et pour les séniors). Aujourd’hui, la ville du quart d’heure ou le territoire de la demi-heure s’inscrit dans ce que nous appelons au niveau international : les nouvelles proximités ou les proximités heureuses, les proximités polycentrique multi-servicielle, qui rentre dans le cadre d’un nouveau modèle d’interaction pour les villes que nous appelons : Les nouvelles économie géographiques de proximité durable. C’est-à-dire, du polycentrisme dans lequel on réconcilie écologie (une ville plus vivable), économie (des villes plus viables économiquement) et social (à un impact plus inclusif) ».

  • Selon vous y-aurait-il une approche francophone à la manière dont on pense et fait la ville ? (8 :10)

Dans la langue française la tête et le cœur vont ensemble

« Cette expression de Patrick Geddes m’a toujours marquée il disait aussi il faut : avoir la tête, avoir le cœur et avoir les mains. Quand on s’exprime en français, ce n’est pas du tout la même dimension que lorsqu’on s’exprime en anglais, parce qu’en français, quand on a sa tête, on a une démarche intellectuelle dans laquelle le cœur y est quand même quelque part. La langue française n’a jamais pris la distance entre la tête et le cœur ».

Il évoque la difficulté à structurer une passion urbanistique francophone

« On trouve dans l’urbanisme en francophonie ce besoin, je n’ai pas dit qu’il est satisfait, parce que je trouve dommage que le génie des villes françaises, se soient si peu exprimé au niveau international, sur des grands projets internationaux, surtout depuis les quarante dernières années, dont les vingt dernières années ont été occupées après la présence d’internet par un urbanisme plutôt anglophone qui a conquis peu à peu la planète. La forme d’une ville change hélas plus vite que le corps d’un mortel ».

L’urbanisme de la francophonie doit selon lui défendre l’urbanisme humaniste

« Je dirais que ma modeste contribution dans cette diffusion planétaire de mon concept, c’est d’avoir remis de nouveau ces sujets à la discussion, un urbanisme humaniste et je pense que ce serait le résumé de ce que serait un urbanisme de la francophonie ».

  • Quelle serait selon vous la bonne gestion de la cité ? (11:27)

L’avenir des villes se jouent en Afrique face au changement climatique et à l’économie de la pauvreté

« Comment porter un urbanisme francophone ? Comment façonner la ville avant qu’elle nous échappe ? Je dis ça parce qu’en Francophonie, on a nos amis en Afrique qui sont enjeux de vie pour eux et espoir planétaire. Compte tenu de la croissance démographique africaine, du rôle des villes qui est de plus en plus majeur, je dirai aujourd’hui qu’il se joue la manière de faire la ville, non plus à l’horizon 2030 mais à l’horizon 2050. On a cet enjeu majeur du changement climatique qui touche nos villes partout dans le monde mais il y a aussi l’enjeu de l’économie de la pauvreté et le besoin d’avoir une économie locale qui soit une économie redistributive et intégrative, c’est-à-dire qui fasse travailler les gens et qui créé de la richesse ».

L’expression d’urbanisme francophone par le biais de l’art urbain

« Dans l’incarnation sociale, il y a culture, l’éducation et la parole. Quand je vais en Afrique, quand je vais en Côte d’Ivoire, par exemple, et que je vois l’engouement pour la photo ou pour le cinéma, ces ont deux expressions très importantes à la ville francophone ».

  • Si vous deviez pour finir, nous adresser une carte postale depuis une ville de l’espace francophone, quelle serait-elle ? (13:22)

Il nous enverrait une carte postale depuis le quartier de Clichy-Batignolles à Paris

« On a une double vue, vers le sud l’urbanisme haussmannien et vers le nord l’urbanisme faubourien, et le quartier de Clichy-Batignolles, il n’est pas haussmannien, il n’est pas faubourien, c’est l’urbanisme du 21e siècle, humaniste, en lien avec la nature, mixité sociale, mixité fonctionnelle, multi-services. Je trouve que là, on retrouve le sens de l’urbanisme humaniste pour lequel je me bats au 21e siècle ».

2. Entretien Version longue

  • En quoi votre histoire personnelle raconte ce lien entre villes et francophonie ? (0:14)

Carlos Moreno témoignage de sa vie de réfugié et de son arrivée à Paris

« Effectivement, je suis arrivé en France en juin 1979, j’avais 20 ans et je suis arrivé en France en tant que demandeur d’asile, ce qu’on appelle aujourd’hui les réfugiés, je fais donc partie de cette catégorie mondiale de gens qui sont déracinés. Le fait d’être à Paris et totalement lié à ce que le France a représenté pour plusieurs générations en Amérique du Sud : liberté, égalité, fraternité, l’accueil, l’asile et qui était pour nous une philosophie de vie. On pouvait être dans un lieu dans lequel on n’était pas persécuté ou menacé de mort pour exprimer ses idées. Ma découverte de Paris s’est faite effectivement en même temps que la langue française puisque je ne parlais pas du tout français. J’étais accueilli pour l’Office français pour les réfugiés et apatrides et j’ai été aiguillé vers un lieu communique et protestant d’aide aux réfugiés qui s’appelle toujours la Cimade, qui mettait en place des cours de français pour les étrangers. Donc, j’ai bénéficié de l’accueil de la Cimade avec des cours intensifs de français (8 heures par jour) très près de la Cité universitaire, où j’ai découvert la langue française de manière extrêmement moderne.

Il découvre alors la langue française et du bouillonnement culturel français.

“Ma découverte de la langue française elle s’est faite de manière enracinée avec cet univers culturel français. Nous allions déjeuner tous les jours à la Cité Internationale Universitaire (où il y a des maisons par pays), c’était absolument cosmopolite. Ma première impression de Paris, c’était cette espèce de cosmopolitisme qu’on trouvait dans les milieux intellectuels et universitaires.  Mais l’image la plus forte qui reste en mon esprit, et ça va avec l’urbanisme francophone, c’est qu’en arrivant vers le 27 juin, je me souviendrais toute ma vie du 13 et 14 juillet 1979, parce que j’ai découvert la fête nationale française. J’ai découvert cette espèce de passion des français pour leur pays (drapeaux, défilés, bal des pompiers, feu d’artifice, danses…). J’ai eu un choc culturel de voir tous ces gens-là, fêter l’unité nationale : liberté, égalité, fraternité ».

Sa découverte de Paris

« A partir de là, j’ai commencé à découvrir les rues de Paris. On pouvait marcher dans les rues de Paris en toute sécurité et on pouvait s’exprimer. J’ai découvert un journal qui sortait le soir (qu’on utilisait pour apprendre le français), c’est le journal Le Monde. On le lisait avec la date qui n’était pas celle du jour, ce qui était un peu marrant. J’ai découvert les journaux télévisés de l’époque. J’ai découvert un univers et je garde, je dois le dire, une certaine nostalgie de cette période-là puisque j’avais 20 ans, avec la découverte de ce foisonnement culturel parisien et d’une ville très millénaire, mais également très vivante et bouillonnante ».

  • Dans quelle rue de Paris nous amèneriez-nous nous balader ? (9:52)

Il nous amène dans la rue de Seine à Paris

« La rue de Seine. Pourquoi la rue de Seine ? Parce que je lisais Jacques Prévert, je connaissais des poèmes entiers de Jacques Prévert et j’en connais encore de tête, et dans un de ces poèmes, Jacques Prévert décrit Paris et il évoquait la rue de Seine, qui était une rue iconique du 6ème arrondissement. Comme son nom l’indique elle termine au square Honoré-Champion où il y avait la statut de voltaire et le buste de Montesquieu au même endroit, à droite après, il y a l’institut de France, les immortels, l’académie et à gauche il y a le quai Malaquais, les Beaux-Arts, lieu mythique pour tous les gens qui ont connu Paris, d’ailleurs occupé en 1968 par les soixante-huitard, l’école d’architecture que l’on connaît tous et juste à côté, la place de l’Odéon et son théâtre. Quand on a la rue de Seine, on a la rue principale absolument magnifique et ses rues perpendiculaires très intéressantes. La rue de Seine est une colonne vertébrale avec des noms merveilleux et elle forme pratiquement un « s » dans sa configuration morphologique ».

  • Votre admiration pour la ville de Paris est-elle la raison pour laquelle la capitale française est devenue le lieu d’expérimentation et d’imagination de la ville du ¼ d’heure ? (13 :35)

Il nous parle de sa fascination pour Paris et son histoire.

« Sans aucun doute, comme on peut le sentir à mes paroles, je suis un amoureux de Paris. J’ai étudié Paris en profondeur bien que ma discipline initiale ne fût pas l’urbanisme, car je viens du monde des mathématiques et de l’informatique, de l’électronique et de la robotique. Mais quand j’ai découvert les villes, j’ai eu une très grande fascination pour Paris par cette atmosphère et par cet entrelacement très imbriqué entre Notre Dame, Victor Hugo et toutes ces histoires qui racontait ce Paris d’autre fois et des transformations ».

  • Qu’est-ce que vous regardez quand vous allez dans d’autres villes ? Qu’est-ce qui vous touche ? (17:36)

« Je dirais que je cherche l’émotion qu’une ville soit différente d’une autre, car il y a tellement d’uniformité aujourd’hui dans les villes, il y a tellement dans les rues commerçantes quel que ce soit l’endroit du monde, et je trouve ça terrible pour nos jeunes. J’essaye de trouver dans une ville, une émotion qui me fait parler d’une ville de manières différente aux autres villes, une émotion pour le meilleur ou pour le pire (ex : OulanBator) ».

  • Quel est le message que vous portez face aux défis environnementaux et sociaux, auxquels nous devons faire face ? (27:46)

Le message qu’il porte avec son groupe de travail est issu de la francophonie

« Avec le groupe de travail que nous avons créé qui s’appelle les nouvelles proximités, avec l’Observatoire Mondial de Proximité Durable, créé avec UN-Habitat, le réseau mondial des villes pour le climat (C40), le CGLU et mon équipe à la Sorbonne, on anime une communauté mondiale aujourd’hui dans laquelle la francophonie est très présente, car on a ce concept de la ville du quart d’heure, le territoire de la demi-heure, de la proximité heureuse, le polycentrisme multi-serviciel et de la nouvelle économie géographique des proximités durables. On a un axe très original et si la vision que je porte aujourd’hui, elle est planétaire, dans les cinq continents, que les villes soient très grandes ou très petites, c’est parce que on offre une vision issue de cette francophonie, qui n’est pas uniquement une langue, c’est une vision des émotions, c’est une vision du service, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, qui reste quel que soit les tournures politique en France. Le cœur de l’unité des français s’exprime au travers des formes des villes, par rapport à l’usage des villes et pas par rapport à la hauteur de ma tour ».

  • Que pensez-vous de l’agriculture verticale ? (34:58)

Il n’imagine pas d’auto-suffisance alimentaire sur le modèle d’agriculture verticale. Selon lui il faudrait plutôt retravailler la relation Villes – Campagnes et les problèmes de ressources en eau.

« Il faut retrouver une agriculture de proximité, il faut retrouver des villes moyennes, il faut retrouver des petites villes, il faut retrouver une ruralité, capable de produire et de récréer des circuits courts, arrêter les intermédiations qui font renchérir les prix de ce qui est produit, les distributeurs qui font des achats renversés pour étrangler les paysans. En même temps, il faut retrouver une agriculture qui soit raisonnée ».

  • Quel conseil donneriez-vous un à jeunes urbaniste francophone qui se lance dans le métier ? (41:54)

« Aménager la vie dans la ville, c’est le cœur de notre métier »

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