La lagune habitée de Camargue

L’AIMF (Association Internationale des Maires Francophones), en partenariat avec le réseau APERAU (Association pour la Promotion de l’Enseignement et de la Recherche en Aménagement et Urbanisme) a lancé au travers de l’initiative Urbanisme en Francophonie, un Appel à projets “Quelles formes prendront les villes en 2050 ?”, dans le cadre de la Conférence internationale « Le réenchantement des villes : Urbanisme en Francophonie, horizon 2050 », organisée les 2 et 3 octobre 2024, en amont du Sommet de la Francophonie.

Mention spéciale du jury de l’Appel à projets des Jeunes Ambassadeurs Francophones : “Quelles formes prendront les villes en 2050 ?”, l’équipe de l’École nationale supérieure d’architecture de Marseille, composée de Mathieu Burger, Liam McCorley et Thomas Blanc  sous la direction de Guillaume Calas et Audrey Le Henaff, nous présente son poster intitulé : “La lagune habitée de Camargue”.

État du monde

Face au changement climatique dont les effets menacent l’habitabilité de notre monde (comme en témoignent les inondations historiques en Europe centrale, en Afrique de l’Ouest ou les incendies au Portugal), il est indispensable que nous déployions des actions innovantes permettant de transformer nos modes et lieux de vie. Ce défi, inédit par l’ampleur de la population concernée et les risques qu’il fait peser sur nos sociétés, nous appelle à agir de façon collective, concertée et transversale pour trouver de nouvelles manières de ménager notre monde.

L’artificialisation massive de notre planète accentue la vulnérabilité écologique, sociale et économique de nos villes. Les préjudices causés par les sociétés hyper-industrielles nécessitent une réduction globale de notre empreinte écologique. Cette urgence s’oppose à la tendance actuelle, d’une urbanisation toujours plus accrue et reposant sur la technique. Pour garantir l’habitabilité de nos sociétés, chacun d’entre nous doit faire face à sesresponsabilités. Nous devons d’une part chercher à réparer les préjudices sociaux et environnementaux causés par notre développement, et œuvrer à un avenir soutenable pour tous.

Les outils de conception au service de la transition

Ce sont ces convictions que nous avons souhaité porter dans le cadre de notre diplôme de fin d’études soutenu à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille, à travers l’étude de cas de la Camargue et du Plan-du-Bourg, territoires remarquables formant le delta du Rhône. C’est sur cette
géographie à fleur d’eau que nous avons exploré la mise en œuvre d’une politique publique de transition écologique et sociale. Grâce à nos outils d’architectes que nous avons adaptés à cette nouvelle forme de projet, nous avons développé une méthodologie d’ingénierie territoriale qui pourrait s’appliquer à d’autres territoires, en venant outiller les administrations dans l’appréhension des enjeux systémiques de l’écologie.

Cette démarche repose sur trois volets complémentaires : l’expertise systémique, l’aide à la décision, et la prospection stratégique. Étape par étape, nous retraçons les principes de notre démarche illustrée dans ce poster, dont nous espérons qu’elle puisse déclencher un changement de paradigme dans nos façons d’appréhender les projets d’aménagement et permette d’appréhender l’incertitude grandissante de notre avenir.

Expertise systémique

Préalablement à toute étude sur un territoire en vue d’y conduire un projet de politique publique ou d’aménagement, il est essentiel de mener un travail de recherche exhaustif et approfondi sur sa genèse. L’outil du “Géorécit” illustre sur un même plan la longue et lente constitution du socle géographique camarguais, se produisant sur des millénaires suite aux actions naturelles du fleuve, de la mer et du climat, en opposition à un aménagement beaucoup plus récent, venant progressivement terraformer la région en un vaste territoire-machine, constitué de digues, de roubines, et de tout un attirail mécanique. Cette lecture pluridisciplinaire et scénarisée nous renseigne sur les interactions entre société et environnement, en venant identifier les transformations territoriales majeures qui se succèdent.

Grâce au développement de moyens techniques à la force colossale au cours du XXème siècle, le fonctionnement naturel de ce delta a été profondément perturbé. Aujourd’hui, nous atteignons un point de non retour où la société est devenue le principal moteur de transformation de la planète. Cette nouvelle ère géologique baptisée “Anthropocène”, nous force à trouver des solutions pour réparer les disruptions que nous avons causées. Nous sommes convaincus que nous devons aspirer à un nouveau pacte avec les écosystèmes que nous habitons, passant par une politique de transition écologique globale. Elle ne peut s’élaborer que par une aide à la décision permettant à la partie prenante de visualiser les différentes orientations d’aménagement et de mesurer leurs conséquences possibles.

Anticiper pour protéger

Comment anticiper l’aménagement du territoire dans les décennies à venir, alors que les effets du changement climatique nous plongent dans une situation d’incertitude accrue ? Cette question déstabilise nos sociétés qui ont besoin de pouvoir se projeter dans le futur. La nécessité d’agir vite doit s’accompagner d’une planification permettant une nouvelle forme de développement. L’urgence ne doit pas céder la place à des stratégies non-concertées. Le recours à la prospection stratégique nous offre la possibilité de nous projeter dans des futurs différents. Deux paramètres principaux viennent influer sur la situation de nos territoires d’ici la fin du siècle :

  • le facteur climatique avec ses différentes crises qui vont se succéder et transformer nos géographies, basées sur les rapports du GIEC,
  • le facteur humain : c’est-à-dire la réponse que nous allons apporter à ces enjeux en tant que société.

Scénarios prospectifs

Nous avons souhaité explorer trois visions concurrentes et opposées face aux questions de planification écologique. Chacune de ces projections se traduit sous la forme d’un scénario simulant les réactions des acteurs de l’aménagement, qu’ils soient publics ou privés. Par leurs décisions, ces derniers élaborent la mise en œuvre d’une politique de planification et de gestion territoriale. Cette étude d’impact sert à nous confronter au poids de nos décisions. Elle nous impose collectivement de prendre conscience que chaque choix peut avoir des répercussions sur des régions entières. Les dispositifs que nous adoptons pour mettre en place une transformation des territoires représentent l’acte central d’un développement futur soutenable.

  • Déni

Ce scénario explore les conséquences qu’engendrerait une inaction climatique et sociale, nourrie par une peur du changement et une volonté organisée de rester dans le modèle d’aménagement actuel du territoire principalement lié à des injonctions d’ordre économiques, productives et touristiques. Les acteurs Camarguais se posent alors dans une résistance au changement par la mise en œuvre d’une ingénierie lourde pour lutter contre la montée des eaux et la chute du système, sans remettre en cause les raisons qui le conduisent à sa perte. En menant une politique d’ignorance, il devient impossible de se maintenir face à des aléas toujours plus destructeurs et des coûts financiers toujours plus élevés.

  • Domestication

Ce scénario se rapproche d’une vision green growth et high-tech de la transition écologique où le progrès technique et les innovations technologiques peuvent résoudre à eux seuls les problèmes d’un territoire face au changement climatique. Ce modèle très aménagiste du territoire industrialise les écosystèmes pour optimiser leur productivité. Il prône une artificialisation des processus territoriaux, une maîtrise et une rationalisation totale des écosystèmes pour développer une nouvelle économie et industrie dite verte car seules les émissions de carbone sont considérées comme critère de transition.

  • Diplomatie

Ce modèle invite à redéfinir notre rapport avec les écosystèmes que nous habitons et à les appréhender comme des interlocuteurs, des acteurs du territoire à part entière, au même titre qu’une administration, un élu, une association, un citoyen. Ce changement de relation avec nos milieux peut réellement entraîner la naissance d’un nouveau paradigme, dans lequel les écosystèmes seraient représentés, auraient une valeur juridique et pourraient défendre leurs intérêts. Ils deviendraient donc des acteurs incontournables du projet de territoire, ce qui donnerait à voir des formes inédites et innovantes de politiques d’aménagement, ancrées dans la réalité écosystémique de leur géographie. Nous ne pourrions donc plus considérer nos milieux de vie comme des supports dédiés à notre développement, ou bien comme simples prestateurs de “services écosystémiques”. Sans nier la nécessité de la technique et d’une infrastructure territoriale
forte, ce scénario ouvre la porte à de nouvelles façons de voir l’ingénierie, pour aller vers plus d’efficacité, d’hybridation, de contextualisation selon les besoins, entre low-tech et high-tech, apportant le soutien nécessaire à la transformation du territoire avec une énergie, une force et des moyens mesurés, s’appuyant sur les écosystèmes. C’est cette vision qui nous a le plus intéressés par les nombreuses opportunités et la créativité qu’elle permet. Nous avons donc tenté de l’opérationnaliser à travers un plan de transition territorial global pour la Camargue se déclinant en plusieurs volets de politique publique.

Gouvernance partagée

Toute application d’une politique d’aménagement doit passer par l’établissement d’une cartographie des acteurs du territoire, c’est-à-dire, appréhender les acteurs, leurs périmètres d’action, leurs compétences, et enfin le plus important à nos yeux, leurs intérêts divergents que nous allons devoir arbitrer. La compréhension de l’organisation d’un territoire permet en tant que concepteur d’anticiper les points de frictions possibles, et ainsi d’élaborer un calendrier opérationnel construit autour d’étapes clés. Dans notre démarche, chaque étape se matérialise par une action mesurée, ciblée et phasée sur un élément du territoire. Ces actions visent à agir au sein de la structure territoriale en vue d’y initier des processus de transformation en chaîne. Dans une vision optimiste, il s’agirait de construire des partenariats publics-privés pour agir sur tous types de foncier dans l’intérêt de la collectivité. Dans une réalité plus probable, il faudrait aider chaque acteur à identifier les actions qu’il pourrait mettre en œuvre afin de valoriser un modèle de développement plus soutenable, que nous appelons “la Diplomatie”.

Actions publiques et opérationnalité

Après avoir défini les actions publiques à suivre, nous entrons dans la phase d’opérationnalité de la politique d’aménagement. Quelle forme prendra le dispositif ? Nous avons identifié quatre actions à mener se déclinant en huit dispositifs pour porter ce projet de transition écologique et social camarguais.

  • Pacte de l’eau : une lagune habitée

La Camargue fait face à une double menace liée à la montée du niveau de la mer, qui provoque des remontées salines de plus en plus profondes dans l’arrière pays, risquant de faire disparaître une grande partie des terres cultivables et des écosystèmes en place. La Camargue est aussi menacée par des apports en eau douce de plus en plus sporadiques, avec des périodes de sécheresse plus longues, et des inondations plus intenses. Ce facteur est sans doute le plus grave pour ce territoire, car il menace directement l’approvisionnement en eau potable de toute la population locale qui puise son eau de la nappe de la Crau et du petit Rhône. Un apport en eau douce instable favorise encore plus l’installation du sel, pouvant rendre la Camargue aride.

Afin de préserver la viabilité des écosystèmes Camarguais, il est indispensable de maîtriser les taux de salinité et d’apports en eau douce. C’est ce que l’ingénierie territoriale fait depuis l’endiguement de l’île au XIXe siècle, permettant un développement historique de ce territoire. Cependant, un changement de méthode est nécessaire car les enjeux ne sont plus les mêmes : nous épuisons nos écosystèmes et les digues ne suffisent plus.

Le premier pilier de notre projet pour la Camargue est donc la mise en place d’un nouveau pacte de l’eau, qui vient dessiner une géographie territoriale s’ouvrant à l’eau à travers la création de systèmes lagunaire, formant ainsi une nouvelle épaisseur tampon entre les espaces habités, cultivés de la Camargue et la méditerranée. Cette vaste lagune, permise par la réouverture d’anciens bras du Rhône, réorganise les flux d’eau douce irriguant désormais ce nouveau milieu plus souple, plus hybride, qui devient à la fois un haut lieu de biodiversité, mais aussi un espace protecteur fortement productif, nourricier et habitable. Les intérêts de la collectivité et des écosystèmes sont indissociables.

  • Transition agricole

L’émergence de cette lagune transforme la géographie Camarguaise et génère une une reconfiguration foncière, permettant de passer d’un modèle agricole et d’aménagement extensif, à un modèle intégré. Cela permet de sauvegarder les pratiques agricoles existantes, voire même de les augmenter en les hybridant : marais salants, rizières, manades, céréales, vignes, maraîchage. Grâce à une meilleure maîtrise des eaux au sein de cet écosystème, les pénuries sont anticipées rendant la Camargue plus résistante aux aléas climatiques et économiques. L’agriculture s’infiltre aussi en milieu urbain, où de nombreux sols fertiles sous utilisés sont mobilisés pour créer des vergers, des oliveraies, de la vigne, du maraîchage, améliorant le cadre de vie et la convivialité.

  • Construire dans le déjà-là

Les communes de Camargue atteignent leurs limites en termes d’expansion des espaces bâtis. D’une part, les expansions urbaines portent atteinte aux écosystèmes, de l’autre la plupart de la Camargue est en zone inondable, rendant toute construction impossible. Des communes comme Port-Saint-Louis possèdent une forte capacité de régénération de leur foncier, de par la présence de friches industrielles, et de bailleurs sociaux gérant de nombreux ensembles de logement collectif. Des politiques de densification et de réhabilitation peuvent être mises en place pour pallier les besoins de croissance de la commune. Les espaces publics adaptés deviennent régulateurs climatiques, et créent des trames paysagères liées au grand territoire.

  • De nouveaux modèles d’artisanat et d’industrie

Ce projet de territoire permet d’injecter des financements dans l’économie locale, en développant des filières porteuses alimentées par la création et les savoir-faire locaux tels que la création de matériaux destinés à la construction ou à la production industrielle : paille de riz, sel, algoculture, réemploi ; et la valorisation des déchets du grand port maritime, la production d’énergie décarbonée, le secteur logistique, la conchyliculture, la pêche, le nautisme. Autant de secteurs porteurs qui sont générés par cette transition et cette recherche de nouveaux modèles économiques et productifs plus vertueux, moins polluants, plus efficients, participant à l’économie locale.

© Crédit Photo : William Gouzien (Remise des prix à la Conférence Internationale Urbanisme en Francophonie)

2 octobre 2024

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