Dans cet entretien publié le 4 avril 2025 dans Sérendip’éditions, et recueilli par le journaliste Sylvain Allemand, Yoann Sportouch (Auteur et Directeur-Fondateur Chez LDV Studio Urbain) revient sur l’application du concept de care, ou du soin, à l’urbanisme. Bien que ces deux notions semblent a priori éloignées, l’auteur explore leur convergence et propose une nouvelle manière de penser l’aménagement urbain. Découvrez l’intégralité de son interview dans le numéro consacré à cette réflexion.
Nous venions de lire Cohabitons ! du géographe Michel Lussault, qui y promeut notamment l’idée d’un « géocare » en vue de renouveler la manière d’envisager l’aménagement d’un territoire, quand nous apprîmes la parution du livre de Yoann Sportouch, qui affichait le care dans son titre en annonçant de manière explicite l’ambition de l’appliquer au domaine de l’urbanisme. Forcément, nous avons eu envie d’en savoir plus en le lisant. Bien nous en a pris. Il est passionnant au point de nous avoir donné envie d’en rencontrer l’auteur. D’autant que, comme nous l’apprîmes par ailleurs, ce dernier prit l’initiative d’inviter Michel Lussault à une conférence-débat autour de leurs livres respectifs. C’est qu’il y a urgence au vu des crises tout à la fois écologique, économique, sociale, urbaine, auxquelles nous sommes confrontés. Le temps est venu, semble nous dire Yoann Sportouch, de se compter en faisant fi des cloisonnements professionnels et disciplinaires.
– Au risque de vous surprendre, je me garderai de vous demander de résumer votre livre – aux lecteurs de le découvrir en prenant le temps de le lire ! – même si, bien évidemment, ma première question porte sur cette notion de care affichée dans le titre et qu’on n’a pas l’habitude de voir associée à celle d’urbanisme – à tort en réalité comme on le comprend à la lecture de votre livre. Comment l’urbaniste que vous êtes en est venu en tant que tel à appliquer ce care à son domaine, l’urbanisme, ou à tout le moins à aborder celui-ci par le prisme du care ?
Yoann Sportouch : En fait, cela fait longtemps que je m’intéresse à l’idée de promouvoir une approche renouvelée de l’urbanisme. Étudiant, à la fin des années 2010, j’ai eu la chance d’avoir Thierry Paquot comme Professeur. Il avait à ce titre dirigé mon mémoire de Master qui portait sur mon expérience au Commissariat Général à l’Égalité des Territoires (CGET). Dans ses conclusions, il m’avait invité à aller plus loin dans la vision d’un urbanisme humaniste que je défendais alors. Ce faisant, il m’adressait ni plus ni moins une feuille de route pour la suite de mon parcours. Auparavant, j’avais commencé à travailler auprès de Roland Castro qui, déjà, incarnait cet urbanisme humaniste au sens où il était soucieux de redonner de la dignité à des populations, des gens, qui en avaient besoin mais qu’on avait tendance à oublier dans la conception des projets urbains.
Depuis, l’ambition de renouveler l’urbanisme ne m’a pas quitté. Au sein de ma propre agence, que j’ai créée en 2017, je me suis employé, avec mon équipe, à développer des projets qui se démarquaient avec ce qui se faisait d’ordinaire mais qui faisaient écho aux concepts ou visions que de plus en plus d’urbanistes, de concepteurs, de maîtres d’ouvrage développaient de leur côté : je pense à « l’urbanisme circulaire », de Sylvain Grisot, à la « ville inclusive », promue par beaucoup d’autres, à « la ville relationnelle » de Sonia Lavadinho, ou encore à la ville à hauteur d’enfant, etc., sans oublier l’ « urbanisme transitoire » qui, quand il est bien fait par des acteurs comme Yes We Camp ou Plateau Urbain, contribue à enrichir le projet urbain. Chacun à leur façon, ces praticiens et théoriciens s’engagent à faire en sorte de faire évoluer l’urbanisme de façon à ce que le projet urbain puisse être une réponse aux problématiques que la société rencontre aujourd’hui. Concrètement, cela se manifeste par une attention beaucoup plus importante aux réalités du contexte local, dans lequel s’inscrit le projet urbain, lesquelles réalités peuvent être variables, consister en des vulnérabilités environnementales, mais aussi sociales ou tout simplement humaines. Dans cette perspective, le projet urbain ne va donc plus se focaliser sur une parcelle particulière, mais s’intéresser à ce qui se passe autour comme si, finalement, ceux qui portent ce projet se reconnaissaient une responsabilité en tant que concepteur, qui irait au-delà de la commande.
Claire Shorter, que j’ai eu l’occasion d’interroger à ce sujet lors de la remise du Grand Prix de l’Urbanisme 2024, pose en cela la bonne question : à quoi sert l’urbanisme si ce n’est pas pour résoudre des problématiques de la société, s’il n’est conçu que pour répondre à une commande au lieu de chercher à apporter des réponses concrètes à des problématiques que rencontrent ici et là notre société ? Manière de dire que l’urbaniste doit agir en tant qu’acteur responsable.
En même temps, je ne savais que penser de cette multiplication de concepts et de visions que je viens d’évoquer : traduisait-elle une prise de conscience ou, au contraire, un vide conceptuel qu’on ne parvenait pas à combler en s’accordant sur un terme fédérateur ?
J’en étais là quand, en 2023, j’ai assisté au Forum des projets urbains. Y intervenait l’architecte italienne Paola Vigano, qui en appelait à un urbanisme tout à la fois plus relationnel, plus humaniste, plus écologiste… Or, en travaillant auprès de concepteurs, je me suis rendu compte que, souvent, leur manière de travailler avait pour effet de distinguer, de traiter à part, ces différentes dimensions. Le temps était donc venu d’encourager une approche plus systémique. Ce que permet précisément la perspective du care.
– Comment l’avez-vous découverte ?
Yoann Sportouch : Ce fut bien plus qu’une découverte, je dirai plutôt… comment dire ?…
– Une révélation ?
Yoann Sportouch : C’est exactement cela ! C’est le mot que j’ai utilisé lors d’un échange que j’ai eu avec Fabienne Brugère, auteure d’un QSJ ? sur L’Éthique du « care », paru cette année[1]. Sans doute y étais-je prédisposé de par mes engagements passés…
– Pouvez-vous préciser ?
Yoann Sportouch : Durant mes années étudiantes, je m’étais beaucoup engagé dans la promotion du vivre ensemble, la lutte contre les discriminations, la promotion de l’égalité réelle, etc. Jusqu’à ce que je découvre que l’humanisme qui sous-tendait mon engagement avait, certes, quelque chose de puissant, mais qu’il avait aussi ses faiblesses. La première tenant au fait qu’il en restait le plus souvent abstrait, de l’ordre d’un idéal moral incarné notamment par les principes de liberté et d’égalité. Ceux-là même qui régissent la justice, mais aussi bien d’autres domaines dont l’urbanisme. Nombre de projets urbains, ou même immobiliers, invoquent l’égalité et la liberté puisqu’ils ont pour contrainte, à la toute fin, de respecter le Plan Local d’urbanisme, lui-même conçu selon ces deux principes. Sauf que le plus souvent, ces mêmes projets sont conçus et menés indépendamment de l’environnement immédiat dans lesquels ils s’inscrivent comme si les principes d’égalité et de liberté s’arrêtaient aux limites de la parcelle. Et après tout, pourquoi se soucierait-on de ce qui se passe au-delà ? L’important n’est-il pas que le projet soit conforme au code de l’urbanisme ? Résultat : on a beau être dans une société régie par le droit, les inégalités sociales, économiques, n’en demeurent pas moins toujours-là. C’est pourquoi il m’importait de dépasser une approche purement humaniste en épousant une nouvelle éthique. Celle du care en l’occurrence qui, à mes yeux, présente le grand mérite de s’intéresser aux situations réelles d’inégalité, bien plus, de vulnérabilité…
– Étant entendu que celles-ci sont à entendre en un sens large : elles ne concernent pas seulement les personnes affaiblies par une maladie ou par le poids de l’âge, mais tout un chacun, à des degrés divers. Nous reviendrons sur ce point. Mais auparavant, un auteur a-t-il eu un rôle décisif dans cette révélation du care ? Dans Cohabitons !, le géographe Michel Lussault écrit qu’en ce qui le concerne, c’est par le truchement de la philosophe Joan Trotto, qu’il a pris la mesure de l’intérêt du care. Auteure que vous citez vous–même. Est-ce à dire que c’est aussi par son truchement que le care s’est révélé à vous ?
Yoann Sportouch : Non, j’ai découvert cet auteur plus tard. Ma révélation à moi s’est produite en septembre 2023, alors même que je m’étais replongé dans de nombreux ouvrages liés à l’humanisme et l’existentialisme. À ce moment-là, je cherchais déjà quel courant de pensée pouvait être le dénominateur commun de toutes ces approches d’un urbanisme engagé, que je voyais se développer, et auxquelles il me semblait moi aussi participer avec l’équipe de mon agence. Je me souviens précisément des circonstances : j’étais sur mon vélo, quittant Paris pour retourner dans ma banlieue, méditant sur l’humanisme et ses limites, quand tout d’un coup m’est revenu le souvenir du discours d’une femme politique et non des moindres puisqu’il s’agissait de Martine Aubry, dans lequel elle avait introduit l’idée d’une « société du care ». C’était plusieurs années plus tôt, en 2010 – j’étais encore étudiant. À l’époque, cela lui avait valu les sarcasmes de la classe politique, à droite, mais aussi à gauche : d’aucuns y voyaient une forme d’assistance apportée aux gens en difficultés et, donc, quelque chose d’infantilisant. Le fait que ce soit une femme qui ose introduire cette idée de société du soin avait achevé de la discréditer – le machisme ordinaire s’en était donné à cœur joie. Au contraire, pour l’étudiant en philosophie que j’étais, je trouvais intéressant, voire même courageux, qu’une politique se risque à s’aventurer sur le terrain de la réflexion théorique. Depuis la notion m’était restée dans mon esprit, même si j’étais resté dubitatif quant à ce que cela pouvait signifier concrètement. Société du soin d’accord, mais what else ?
J’en ai cependant gardé l’idée qu’il était possible d’envisager une autre société, fondée sur d’autres principes que ceux, abstraits, d’égalité et de liberté. C’est comme cela que j’en suis venu à m’intéresser plus tard à la théorie du care, à lire des auteurs…
– Dont Joan Trotto…
Yoann Sportouch : Dont Joan Trotto, Fabienne Brugère, mais aussi la psychologue Carol Gilligan, la philosophe et la psychanalyse Cynthia Fleury,…
– Preniez-vous ainsi la mesure de ce que recouvre le care, à savoir le fait qu’il ne s’agit pas seulement de porter assistance à des personnes en difficulté, mais de porter attention aux vulnérabilités, dont tout un chacun, encore une fois, peut être sujet à des degrés variables ?
Yoann Sportouch : En effet, nous sommes tous exposés à des formes de vulnérabilité, à un moment ou un autre de notre existence, du fait de problèmes de santé, du vieillissement, mais aussi de la perte d’un emploi, de nuisances environnementales, etc. J’ai d’ailleurs commencé à écrire ce livre en août 2023, au moment où le pays était frappé par une crise de l’immobilier qui a mis sur la paille plusieurs promoteurs : eux-mêmes se sont ainsi retrouvés d’un coup d’un seul vulnérables. De manière générale, on peut être en bonne santé, avoir un bon emploi et n’en être pas moins vulnérable sur d’autres plans.Une autre crise devait l’illustrer, celle des Ehpad, suite à la sortie des Fossoyeurs, le livre de Victor Castanet[2]. Des lieux censés permettre à des séniors de vivre sereinement leurs vieux jours les rendaient en réalité plus vulnérables, du fait d’une mauvaise prise en charge s’ajoutant à leur isolement.
Au-delà de ce caractère général de la vulnérabilité, je me suis rendu compte aussi que la théorie du care ne se bornait pas à s’occuper des seuls « pauvres » ou des patients. Le care exprime la conscience de sa propre responsabilité à l’égard de l’autre, quel qu’il soit, pauvre, malade, ou pas. C’est dire si elle fait sens pour l’adepte du philosophe Emmanuel Lévinas que je suis : elle donne tout son sens à sa réflexion autour du « visage de l’Autre ». Il s’agit bien en cela d’une éthique au sens où elle nous place devant notre responsabilité quant aux choix que nous sommes amenés à faire en toutes circonstances, dans notre vie, y compris professionnelle, au regard des autres sinon d’autrui.
Étant devenu urbaniste, j’ai tout naturellement eu envie de mettre en pratique cette théorie du care, dans mon domaine professionnel, en commençant par renoncer à la perspective de croissance continue ; à l’idée de renforcer coûte que coûte l’attractivité des territoires en continuant à construire, considérant que cette attractivité se fait au prix d’une exacerbation de la concurrence de ces mêmes territoires ; à la quête de rentabilité immédiate, pour placer au cœur de la démarche l’attention aux autres, en l’occurrence les acteurs locaux : commerçants, artisans, associations, etc. Aujourd’hui plus que jamais, je considère que nous vivons une situation qui menace jusqu’au fonctionnement même de nos démocraties. Car, pourquoi ne pas le dire, ce que les médias nous donnent à voir de notre société, du monde, m’inquiète au plus au point. D’autant plus que je suis père d’une toute jeune fille, dont je me demande de quel monde elle héritera. Au-delà de mon cas personnel, j’estime que notre responsabilité est engagée et qu’il revient donc à chacun de faire sienne cette éthique du care.
Pour découvrir la suite de l’entretien : https://serendipeditions.fr/notre-blog/lurbanisme-du-care-partie-2.html.
A propos de Sérendip’éditions
Sérendip’éditions n’a pas d’autre prétention que d’être un îlot au milieu de tous les îlots et îles qui forment le vaste archipel du monde du livre. Lequel archipel restera d’autant plus vivant que ces îlots et îles daigneront continuer à échanger dans une bienveillance et une curiosité mutuelles. Ne soyez donc pas surpris de trouver dans ce blog des chroniques de livres d’autres auteurs que les nôtres, publiés chez d’autres éditeurs (« Nous avons lu »). Bien sûr, vous y trouverez aussi des échos à l’actualité de nos auteurs et de leurs livres ( « Des nouvelles de »), aux événements auxquels ils/elles ont participé/participeront (« Nous y étions », « Nous y serons »). Au final, un blog qui se veut résolument sérendipien au sens où vous pourrez, comme nous l’espérons, y trouver aussi ce que vous n’y avez pas cherché !