Accessibilité et gratuité des transports urbains, une équation à variables multiples

Dans cette tribune “Urbanisme en Francophonie”, l’Architecte Urbaniste et Co-Directeur Master ISUR VED de Sciences Po Rennes Xavier J. Crepin nous incite à réfléchir sur la question de la gratuité des transports urbains, déjà expérimentée dans plusieurs villes de France. Que cette gratuité soit motivée à des fins de revitalisation économique des centres urbains ou  par des impératifs écologiques et de santé publique, cette dernière fait souvent l’objet d’une instrumentalisation politique variant d’une ville à l’autre. Comment financer la gratuité des transports collectifs pour tous ? Quels en sont les obstacles ? Découvrez son point de vue dans cette tribune.

Depuis 20 ans, la question de la gratuité des transports collectifs en ville est abordée de manière récurrente, quelle que soit la taille de l’agglomération.

Il s’agit d’un enjeu majeur de politiques urbaines dont le succès auprès des usagers est grandissant.

Cette idée est fortement combattue par les responsables dans les services concernées et n’est mise en place que dans certaines villes sous l’impulsion des édiles locaux qui en bénéficient pour se faire élire, au risque de ne pas en assurer la pérennité.

Cette évolution qui se fait pas à pas sans stratégie consolidée par un retour d’expérience nécessite donc un suivi et une évaluation au fil de l’eau.

Les objectifs des projets de gratuité des transports urbains varient d’une ville à l’autre, de la revitalisation économique des centres urbains, jusqu’à l’amélioration du niveau de vie des citadins en passant par les impératifs écologiques et de santé publique.

Ils se heurtent partout à une forte résistance culturelle ancrée dans l’usage du véhicule individuel comme marqueur de liberté et de statut social difficile à faire évoluer.

Mais c’est certainement l’équilibre financier du système qui génère le plus de résistance, l’offre de transport public reposant sur un équilibre entre contributions des usagers des entreprises et des prélèvements fiscaux.

Poser la question de la gratuité remet en question cet équilibre, sachant que la part budgétaire des grands projets d’infrastructures de transports collectifs repose essentiellement sur le budget national.

Pour aider à arbitrer sur ce choix, cinq pistes sont proposées dans cet article, l’évaluation des capacités du système dans ses différents modes et les perspectives offertes par les projets en cours ou prévus, l’accessibilité et le rapprochement des citadins et de leurs activités régulières dans l’esprit de la ville du ¼ d’heure, l’élasticité du tarif au regard de l’arbitrage usage individuel et collectif des modes de déplacement, la structuration de la gouvernance et son unification nécessaire et la soutenabilité du développement urbain et partant de la mise en œuvre locale des objectifs du Tryptique zéro pauvreté zéro carbone zéro exclusion.

La résolution de l’équation à variables multiples de la gratuité des transports collectifs doit être prise en considération pour fonder une politique qui si elle est mise place modifie en profondeur l’approche du développement des villes et leur devenir.

A.Un enjeu de politique urbaine

D’une manière générale la mobilité en ville est un sujet clé de politique locale et de nombreux élus locaux ont perdu leur siège pour avoir osé innover en la matière notamment au moment de l’introduction de nouveaux systèmes de transport dans leur ville (Nantes, Orléans…) ou ont été mis en question (Rennes).

Le 28 juin 2020, à l’issue de la première vague de l’épidémie de Covid 19 et à la surprise générale, Michael Delafosse est élu maire Montpellier[1]. Cette décision mise en œuvre progressivement soulève de nombreuses réactions enthousiastes des usagers[2] mais également critiques des professionnels[3].

Face à cette controverse, il convient de suivre avec attention et de la manière la plus scientifique possible les conséquences de cette décision. Chaque ville dispose d’une culture de la mobilité qui lui est spécifique et c’est sans doute le service public urbain où ces spécificités sont les plus tranchées. C’est ce que révèle un article sur « la gratuité, un projet de société : le rôle innovant des villes moyennes »[4] en comparant l’exemple de la gratuité des transports dans différentes villes moyennes européennes.

Par exemple la population de Genève, en Suisse, a rejeté à 67,2 % une initiative en faveur de la gratuité en février 2008, alors que la population de Tallinn en Estonie y était largement favorable, approuvée par 75,5 % des habitants lors d’un référendum qui s’est tenu en 2012.

En renonçant à la gratuité en 2019 pour les municipales de 2020, Anne Hidalgo[5] a fermé la possibilité d’expérimenter cette option dans des villes de première importance.Elle a privilégié des politiques de réduction de l’automobile en ville et la promotion des mobilités actives, autre forme douce de mobilité individuelle. La ville du ¼ d’heure a été l’option retenue avec succès pour cette campagne, avec sa traduction spatiale basée sur les déplacements non motorisés et le nouveau partage et aménagement de l’espace public.

B.Un diagnostic contrasté

Quels sont les facteurs à mettre dans une équation tarifaire des transports publics en sites propres.

D’abord le facteur économique, si l’on considère la dimension les transports collectifs comme un facteur d’amélioration de la compétitivité des entreprises et de l’accès aux services essentiels.

Ensuite la dimension sociale où les transports collectifs sont constitutifs du droit des personnes de toutes conditions à accéder aux opportunités d’un territoire.

Enfin la déterminante écologique avec la mobilité comme droit imprescriptible individuel et collectif pour composer avec les impératifs de protection des biens communs et de sobriété énergétique.

La variable la plus complexe est certainement la dimension culturelle, la représentation que chacun a de l’acte de se déplacer opérant comme dans un défilé de mode où tout est dans l’apparence et l’image que chacun et chacune a de lui-même et des autres dans l’acte de se déplacer.

Les politiques publiques de mobilité ont le choix de récompenser l’acte civique qui consiste à accepter le partage du moment de mobilité dans les transports publics, ou de rechercher le soutien de celles et ceux qui profitant de cet acte civique collectif satisfont leur goût personnel de jouir sans entrave d’une mobilité individuelle carbonée qui ne perdure que grâce au sens commun et collectif d’une majorité d’autres citoyens/citadins.

Curieusement le choix de la mobilité individuelle non carbonée plus précisément nommée mobilité active est une forme décomplexée de ce choix individualiste, qui peut s’il explose entraîner des contraintes importantes d’encombrement de l’espace et de conflit dans le partage de l’espace public.

La marche à pied qui reste la moins contraignante des mobilités pour l’ensemble des facteurs économiques sociaux et environnementaux, et qui répond à une pratique collective de toujours, est souvent considérée comme résultante n’étant pas valorisable car générant des retombées économiques limitées et non tarifables (hors zones de surtourisme).

Dans un article paru dans le monde en 2022, Jean Coldefy[6] met à juste titre l’accent sur les enjeux liés à la suppression d’une ressource financière nécessaire pour investir dans des services alternatifs à l’usage des véhicules privés pour les mobilités.

Le développement de l’offre de transports collectifs est une condition nécessaire à la diminution de la part des trajets effectués en véhicules individuels. Mais elle n’est certainement pas suffisante pour attirer une demande qui reste attachée à la libre circulation dans l’espace public.

C’est donc plus dans des choix fondamentaux d’un urbanisme à l’échelle des citoyens et de leurs usages de l’espace collectif, de son partage et de l’amélioration de sa qualité que réside les termes de l’équation qui fonde la gratuité des transports collectifs.

C.Un choix raisonné

Opter pour une politique de gratuité, en choisissant son niveau et sa temporalité, nécessite d’éclairer les différentes données de cette équation à variables multiples[7].

Dans une approche liminaire les critères pertinents peuvent être regroupés comme suivant :

  • Capacités et dynamique du réseau de TCSP
  • Accessibilité des différentes parties du territoire métropolitain
  • Élasticité des ressources mobilisables
  • Structuration de la gouvernance
  • Soutenabilité des systèmes de mobilité (zéro émissions)

Le facteur gratuité doit être mis en balance avec d’autres composantes de l’équilibre du secteur des transports publics, sachant que comme dans d’autres domaines, les ressources doivent provenir des usagers urbains faisant le choix de solutions individuelles de plus en plus limitées et donc coûteuses de l’usage de l’espace public.

Même s’il existe de nombreuses manières de financer les transports collectifs, les voies les plus prometteuses pour se substituer à la tarification des usagers restent la captation de la rente foncière générée par le déploiement d’un système de transports collectifs pour assurer une part de l’investissement, et la tarification de l’usage de l’espace public (péage circulation, stationnement, amendes..) pour assurer le fonctionnement de ces transports collectifs.

Devenu minoritaire, l’autosoliste doit assumer les coûts d’aménagement et d’entretien d’une voirie dont le coût de l’usage exclusif ne peut plus reposer sur le budget local abondé par l’ensemble des citadins contribuables. À titre d’exemple il en coûte en moyenne 100 Euros par jour pour utiliser un véhicule individuel à Singapour, soit le doublement du prix d’acquisition d’un véhicule particulier, dans une ville dont l’offre de transport public est de grande qualité et desservant l’ensemble du territoire.

[1] https://amp.theguardian.com/world/2023/dec/22/montpellier-france-free-public-transport-residents

[2] http://www.obs-transport-gratuit.fr

[3] https://www.gart.org/wp-content/uploads/2017/10/Gratuité-dans-les-transports-publics_Position-du-GART_Septembre-2017.pdf

[4] https://www.monde-diplomatique.fr/2012/10/DOUMAYROU/48294#partage

[5]https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/01/10/anne-hidalgo-renonce-a-rendre-gratuits-les-transports-publics-a-paris_5407104_823448.html

[6] https://www.lemonde.fr/article-offert/ibffcurewjzm-6142198/la-gratuite-des-transports-publics-aggravera-la-situation-en-degradant-la-capacite-a-financer-plus-d-alternatives-a-la-voiture?lmd_medium=al&lmd_campaign=envoye-par-appli&lmd_creation=ios&lmd_source=default

[7] Quentin David, Matteo del Fabbro, Paul Vertier. Etude sur la “ gratuité ” des transports en commun

à Paris. [Rapport de recherche] Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques.

2018, pp.130. https://sciencespo.hal.science/hal-02186708v1/document

Publiée une fois par mois, la tribune “Urbanisme en Francophonie ” se propose de recueillir les témoignages et les réflexions d’une personnalité autour d’un sujet de son choix. Cet espace ouvert permet aux auteurs de partager librement leur vision du monde et de contribuer à ce récit original. Tandis que le monde doit organiser sa transition vers un développement plus respectueux des personnes, mais aussi des ressources de la planète et de sa biodiversité, comment penser et construire les villes ?

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