Isabelle BARAUD-SERFATY (Fondatrice d’ibicity, agence de conseil en économie urbaine) cite : “Dans une période de profonds changements où les transitions écologiques, numériques, démographiques et sociales invitent à réinventer de nouvelles manières de faire la ville, je suis convaincue que faire un pas de côté permet de décaler le regard, prendre du recul et enrichir nos manières de faire. Même si les contextes du Nord et du Sud sont différents, et même si les villes du Sud, comme du Nord, sont aussi très diverses entre elles, un dialogue croisé autour de pratiques opérationnelles peut apporter beaucoup”.
Pour en témoigner, je m’appuie sur mon expérience de consultante en économie urbaine, qui aborde la fabrique urbaine en utilisant une grille de lecture, transposable d’un pays à l’autre, qui consiste à importer les outils de l’analyse stratégique dans le champ de la fabrique urbaine : Qui (quels opérateurs ou acteurs) ? Avec quels modèles économiques ? Avec quelles ressources clefs ? Je travaille principalement sur des projets urbains en France, pour aider les collectivités qui les aménagent à les réaliser, mais, de manière ponctuelle, je conduis quelques missions sur le financement de l’aménagement en Tunisie, en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Ceci m’a permis de tirer quelques convictions, que je partage ici.
Ce que la manière de faire la ville en France peut apporter à des « villes africaines »
A rebours de certains mouvements urbanistiques qui plaquaient des modes de faire d’un pays à l’autre, il me paraît impératif d’éviter l’aspect « donneur de leçons » et, bien-sûr, de tenir compte du contexte. Il me semble toutefois que l’exemple français de l’aménagement invite à considérer le rôle que peut jouer un aménageur : fondamentalement, son rôle est d’intervenir sur une opération d’ensemble pour en garantir l’unité, de favoriser la mixité sociale et programmatique ainsi que de financer les équipements, les espaces publics et les infrastructures. Faire émerger ce type d’acteurs aux côtés notamment des promoteurs et des pouvoirs publics pourrait être très efficace. La densité doit également être davantage appréhendée comme une variable clef du projet urbain, à la fois sur le plan de son financement et aussi de la conception urbaine.
Témoigner de la manière dont certaines « utopies », comme celles des « villes nouvelles », se sont révélées décevantes, peut aussi être très utile. Il est par exemple intéressant de comprendre ce qui n’a pas marché dans leur mise en œuvre en France pour éviter que les mêmes erreurs ne soient commises en Afrique.
Ce que la manière de faire la ville en Afrique peut apporter à des villes françaises
Dans son livre « Matière grise de l’urbain. La vie du ciment en Afrique » (Genève, MétisPresses, 2020, 252 p.), la géographe Armelle Choplin montre comment, en Afrique, la ville est incrémentale : elle « se construit au jour le jour, brique par brique, au gré des grands projets étatiques et envies des élites, mais aussi et surtout des rentrées d’argent au sein des ménages les plus modestes ». Dans ce contexte, le ciment joue un rôle essentiel puisqu’il constitue une forme d’épargne qui permet, pour les plus modestes qui n’ont pas accès au système bancaire, de construire au fur et à mesure, tandis que « les formes urbaines sont là, mais pas forcément les attributs de la ville. Les paysages sont ceux de l’« inachevé ».
En France, les opérations d’aménagement, notamment les ZAC (Zones d’Aménagement Concertées), sont des opérations planifiées sur de très longues durées (souvent une quinzaine d’années sinon plus), avec un programme de constructions et d’équipements publics, qui, même s’ils peuvent évoluer, sont fixés très en amont et avec tout un modèle de financement qui est calibré en fonction de cette projection. Or, l’approche incrémentale de l’urbanisme africain permet de considérer comme une évidence que le rythme et le volume de densification se font en fonction de l’attractivité de la zone, qu’ils ne sont pas connus à l’avance et que la conduite et le financement de l’opération doivent s’adapter à cette réalité et aussi aux capacités financières des ménages qui cherchent à se loger.
Elle permet aussi de comprendre les mécaniques qui sous-tendent l’urbanisation du diffus : l’auto-construction peut ainsi être lue comme une forme d’épargne, mais le diffus reste une somme d’opérations sans pilote global. L’exemple africain invite à penser un modèle de l’aménagement français qui tienne compte de l’incrémental. Certainement d’ailleurs, l’urbanisme transitoire, qui a depuis quelques années le vent en poupe en France, puise son inspiration des villes du sud et d’une certaine informalité [1].
Les villes africaines ont aussi beaucoup à apprendre aux villes du Nord du point de vue des infrastructures. A la fois parce qu’elles permettent de voir les enjeux liés à la réalisation des infrastructures a posteriori plutôt qu’a priori (ce qui fait écho aujourd’hui au recyclage urbain en France, où la reprise des réseaux constitue un enjeu majeur). Elles permettent de penser aussi à une forme d’hybridation entre la ville des tuyaux officiels et celles des raccordements privatifs, qui peuvent être vus comme une forme d’informel mais qui sont aussi souvent une forme d’optimisation infrastructurelle et de… sobriété. Elles ont aussi à apprendre en matière de climat, avec comme une corde de rappel pour certaines interpellations, par exemple : « l’ombre est une ressource publique »[2].
Assurément les dynamiques urbaines ne sont pas les mêmes dans les villes du Nord (en stagnation sinon en déclin démographique, avec une attention qui est de plus en plus portée sur l’existant que le neuf) et les villes du Sud, où les dynamiques d’urbanisation sont très forts, et où la priorité est la construction neuve. Assurément aussi, les « imaginaires urbains » ne sont pas les mêmes des deux côtés de la Méditerranée, et les convictions écologiques des uns ont tendance parfois à se transformer en injonctions moralisatrices. Mais il est certain que croiser les approches est enrichissant, qu’il s’agisse de faire de la prospective urbaine [3], mais aussi, pour faire de l’aménagement opérationnel !
Ressources
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[1] https://metropolitiques.eu/Produire-du-logement-abordable-en-Afrique-de-l-Ouest-les-Etats-face-a-la.html
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[2] https://www.architectural-review.com/places/africa/shady-democracy-shelter-from-the-sun-is-a-public-resource.
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[3] Le séminaire “Futurs de villes” de Futuribles propose ainsi systématiquement un pas de côté sur les villes africaines.