Dans cette tribune ” Urbanisme en Francophonie” Luc Gnacadja et Lionel Prigent reviennent sur la tragédie provoquée par le passage du cyclone Chido sur l’île de Mayotte le 14 décembre dernier. Cette tragédie doit nous rappeler notre responsabilité collective (urbanistes, États, institutions et décideurs politiques) afin de ne pas se limiter à une réponse sécuritaire ou administrative, mais bel et bien de continuer à proposer des cadres d’aménagement progressifs et adaptés aux réalités locales.
Luc Gnacadja est Architecte, Président de GPS-Development, Ancien Ministre de l’Environnement, de l’Habitat, et de l’Urbanisme, Ancien Sous-Secrétaire Général des Nations Unies
Lionel Prigent est Urbaniste, Économiste, Professeur à l’Université de Bretagne Occidentale (UBO) et Directeur du Laboratoire de Géoarchitecture.
Les hommes sont têtus, les faits aussi. Chaque semaine apporte son lot de catastrophes que l’on peut lier, sans doute possible, aux effets conjugués des changements climatiques et des usages que nous faisons du sol. Ici, des inondations ; là, des incendies géants ; ailleurs, des sécheresses insidieuses ou des cyclones dévastateurs.
Alors qu’elle préparait les fêtes de fin d’année, l’île de Mayotte, département le plus pauvre de France, a été ravagée par le cyclone tropical Chido. Des vents de plus de 200 km/h et des pluies torrentielles ont détruit habitations, commerces et infrastructures, plongeant une population déjà en grande précarité dans un complet dénuement. Les premiers jours qui ont suivi le passage du cyclone, le 14 décembre, ont révélé l’ampleur des difficultés : manque d’eau, de nourriture, coupures d’électricité, inventaire des dégâts matériels. Même les statistiques des victimes ont varié selon les sources, oscillant de quelques dizaines à plusieurs centaines avant de converger à 39 morts et plusieurs milliers de blessés. Le choc émotionnel et psychologique demeure pour les populations sinistrées. Si des gestes de solidarité se sont manifestés rapidement et si des fonds d’urgence ont été mobilisés (l’Association Internationale des Maires Francophones a voté l’ouverture de son fonds d’urgence et engagé ses membres à apporter leur soutien), il faut maintenant s’attaquer aux causes profondes de cette vulnérabilité, qui exigent du temps et des moyens adaptés. À Mayotte, près de quatre habitations sur dix sont construites en tôle, en bois ou en terre (Insee, 2017). Pour la plupart, elles ne disposent d’aucune autorisation préalable et reflètent une urbanisation informelle, alimentée par la précarité économique et la présence de nombreuses personnes en situation irrégulière, venues des îles voisines. Ce sont ces habitations, inadaptées aux aléas climatiques, qui ont été les premières détruites par Chido. Construites avec des matériaux disponibles et accessibles,elles ne pouvaient résister à une catastrophe de cette ampleur. Environ 17 000 logements ont été détruits ou endommagés. À peine la tempête passée, des milliers de familles doivent se réinstaller en urgence, reconstruire un cadre de vie, quelles que soient leurs conditions d’existence ou leur situation légale. L’habitat informel n’est pas un choix délibéré, c’est d’abord un impératif de survie.
Les urbanistes locaux en sont conscients et s’efforcent, jour après jour, d’élaborer des approches pragmatiques pour renforcer et structurer les territoires dans ces conditions difficiles. « À Mayotte, face à des problèmes complexes et un mode opératoire à réinventer, l’expérimentation des villes à partir du terrain est l’opportunité de démontrer que des solutions sont possibles », affirme Vanille Guichard, architecte-urbaniste et directrice de l’aménagement et du renouvellement urbain à la ville de Koungou. Avec plus de 50 000 habitants, Koungou, deuxième ville de l’île, illustre les défis de l’urbanisation hors cadre : bidonvilles en expansion, insalubrité, insécurité.
Depuis plusieurs années, des efforts conséquents ont été déployés par les urbanistes et aménageurs pour mieux contextualiser des réglementations parfois inadaptées, associer les habitants aux décisions, rechercher des financements et concevoir des solutions progressives. Plutôt que de se limiter à des approches expéditives voire punitives ou à la stigmatisation des quartiers précaires, ces efforts visent à structurer des réponses durables et inclusives.
Cependant, en quelques heures, Chido a réduit à néant des années de travail. Mais il n’a pas anéanti la volonté des habitants ni l’engagement des équipes locales. Ce dont ces territoires ont besoin aujourd’hui, c’est de temps, de moyens et d’une attention véritable, loin des effets d’annonce et des jugements à l’emporte-pièce. Il ne suffit pas de décréter l’illégalité de l’habitat informel comme on interdirait une fièvre ! Encore faut-il offrir des alternatives viables aux populations.
La tragédie de Mayotte doit ainsi nous rappeler à notre responsabilité collective.
1/ Aux urbanistes, de continuer à proposer des cadres d’aménagement progressifs et adaptés aux réalités locales. Cela passe par des projets de logement progressif ou d’auto-promotion encadrée, qui permettent une montée en qualité des habitats au fil du temps.
2/Aux États et aux institutions, de développer des cadres incitatifs dotés d’instruments financiers accessibles, facilitant l’accès à un habitat sécurisé et durable pour les populations vulnérables.
3/Aux décideurs politiques, de ne pas se limiter à une réponse sécuritaire ou administrative, mais d’intégrer les quartiers précaires dans des stratégies de résilience urbaine, prenant en compte les contraintes climatiques et sociales.
Les prévisions climatiques nous annoncent des “Chido” plus fréquents et plus intenses.
Comment résorber l’informel tout en réussissant des extensions urbaines qui revitalisent les territoires ? Mayotte nous offre l’opportunité d’une réflexion renouvelée sur la manière de bâtir des villes plus inclusives, plus résilientes et mieux préparées aux défis de demain.
Publiée une fois par mois, la tribune “Urbanisme en Francophonie ” se propose de recueillir les témoignages et les réflexions d’une personnalité autour d’un sujet de son choix. Cet espace ouvert permet aux auteurs de partager librement leur vision du monde et de contribuer à ce récit original. Tandis que le monde doit organiser sa transition vers un développement plus respectueux des personnes, des ressources de la planète et de sa biodiversité, comment penser et construire les villes ?