Le 14 novembre 2024, la Revue Urbanisme a organisé, dans le cadre de son numéro de janvier-février 2025, un débat entre cinq expert·es de la fabrique de la ville sur le thème de la densité et de la densification. Comment parvenir à une “densité heureuse” dans les territoires ? Découvrez les réponses des intervenants !
Ce débat a réuni:
- Mme Éléonore Slama : Adjointe à la maire du 12e arrondissement de Paris, chargée du logement, de la lutte contre les inégalités et contre l’exclusion, et maire du quartier Bel-Air Nord
- Mme Gwenaëlle d’Aboville, fondatrice de Ville Ouverte
- M. François Decoster cofondateur de l’AUC
- M. David Miet, fondateur de Villes Vivantes
- M.Philippe Bihouix, directeur général du groupe Arep
Qu’entendez-vous par « densité urbaine » et y a‑t-il des indicateurs plus pertinents que d’autres pour la mesurer ?
Éléonore Slama : La densité, c’est bien plus qu’un rapport entre un indicateur statistique et une surface. C’est un sujet sensible, subtil, qui peut se révéler piégeux et mener rapidement à une impasse et au dialogue de sourds. Je considère, qu’en la matière, la question centrale qui doit toujours prévaloir, c’est celle de la qualité d’usage des projets urbains. Par ailleurs, plutôt que de rester focalisé sur le thème de la densité ou de la densification, je préfère l’élargir à celui de l’intensité ou de l’intensification des usages. Dans l’empreinte urbaine existante, nous avons déjà les capacités de répondre en partie aux besoins qui sont les nôtres, sans forcément construire. Nous avons un gisement de mètres carrés entre nos mains et sous nos yeux, dont nous ne faisons pourtant pas grand-chose : je parle de la vacance et de la sous-utilisation massive et généralisée des mètres carrés, comme je l’explique dans mon ouvrage (1). En effet, 80 % du temps, les bureaux et les équipements publics sont vides et ne servent strictement à rien. Mieux utiliser ces espaces révèle des potentialités extrêmement importantes, avec des bénéfices économiques, écologiques et sociaux majeurs. Pour pouvoir mesurer et révéler le potentiel d’intensification d’un espace, avec un groupement d’acteurs publics et privés (2), nous venons de créer l’Intensi’Score (3), mais aussi un guide pour agir et lever les freins à une meilleure utilisation de nos bâtiments.
François Decoster : Le Petit Robert donne comme définition de la densité « la qualité de ce qui est dense », et propose comme synonymes « concision », « concentration », « richesse », « compacité », « épaisseur ». Cette dernière notion me plaît bien, car ce que je trouve intéressant dans les villes, c’est cette épaisseur, cette sédimentation, pas seulement pour le côté palimpseste, mais aussi pour celle des gens, des cultures, des activités. La densité ne se trouve pas forcément dans la forme ou dans les mètres carrés.
Philippe Bihouix : Ce qui est intéressant, c’est l’échelle à laquelle on regarde les choses. Souvent, on va parler de la densification d’un quartier, notamment à travers des projets de renouvellement urbain. Mais un autre paramètre intéressant est celui de la densité articulée au territoire. La ville du XVIIIe siècle ou le village du XIXe siècle, en termes d’habitats, c’est très dense, avec parfois des logements surpeuplés. Mais, finalement, l’espace de respiration et d’articulation avec le territoire, avec sa capacité de charge et de production agricole autour, était peu dense. Aujourd’hui, l’urbanisation du monde, la métropolisation, la littoralisation viennent ajouter toujours plus de monde dans les espaces d’articulation avec les territoires. Il y a donc le sujet de la densité d’un quartier – avec des aménités et services apportés à des populations en échange d’un environnement plus dense –, mais il faut le resituer à l’échelle du territoire élargi, dont il faut se demander s’il doit continuer de grossir et à quelles conditions environnementales.
Gwenaëlle d’Aboville : Je me suis rendu compte que je ne mobilisais presque jamais d’éléments chiffrés pour analyser la densité, mais, qu’en revanche, j’interrogeais beaucoup les habitants pour savoir comment la densité est mobilisée dans leurs discours pour parler de choses agréables, appréciées. En positif, la phrase que j’entends le plus est « Ici, c’est comme un village », tout comme le fait de « connaître ses commerçants ». Il y a aussi l’autonomie possible des enfants, qui peut être un bénéfice de la densité, ou la possibilité d’avoir des lieux de rassemblement emblématiques : « On se retrouve au parc » ou « sur les quais » etc. En revanche, l’expression du désamour de la densité, il faut la cerner au-delà des phrases du type « les gens ne veulent plus de la ville » ou « depuis le Covid, tout le monde veut vivre à la campagne »… Quand on examine précisément pourquoi les gens ne supportent plus la vie en milieu dense, c’est d’abord en raison des transformations brutales de milieux qu’ils ont connus très longtemps. Typiquement, dans les quartiers pavillonnaires où tout peut se transformer très vite, c’est mal vécu et ça peut provoquer une forme de nostalgie. Il y a aussi le rapport aux équipements publics qui revient fréquemment : pas de place en crèche, des écoles en mauvais état, pas de créneaux dans les piscines, la guerre pour les inscriptions aux activités périscolaires… Ces choses-là épuisent au quotidien et sont des conséquences très concrètes des politiques de construction. Il y a aussi le rapport aux espaces verts et à l’accès à des grands espaces ouverts… La densité est possible parce qu’on s’en échappe en 10 minutes à pied. Enfin, la question du voisinage est majeure, avec la possibilité de se supporter les uns les autres. Ce que nous disons avec Nicolas Binet dans notre livre (4), consacré à la production du logement dans l’existant, c’est que si on n’y arrive pas, alors la fragmentation sociale s’accélère, les voisinages s’homogénéisent et la capacité d’accepter de partager un lieu avec des gens différents de nous s’amoindrit. Le débat sur la densité nous amène très vite à ces questions sociales.
Outre des indicateurs tels que, en effet, les places en crèche, les activités extrascolaires, etc., quels seraient les autres moyens de mesurer la densité ?
David Miet : La densification, que ce soit à l’échelle d’un quartier ou d’une ville, c’est l’arrivée de nouveaux voisins. Il y a des habitants qui étaient déjà là, d’autres qui arrivent, et une sédimentation opère ; la densité dont on hérite aujourd’hui est la somme de toutes les densifications passées. Il est difficile de trouver « le » bon indicateur, mais ce qui est clair pour tout le monde, et qui fait débat dès qu’un projet apparaît, c’est bien l’augmentation de la densité humaine, qui pose la question à la fois délicate et centrale de l’acceptabilité. Dans ce contexte, je donnerais deux définitions utiles de la densité : l’une, plus technique, et l’autre, morale. Du point de vue technique, un niveau de densité convenable serait celui permettant aux habitants d’accéder à ce qu’ils souhaitent – écoles, médecins, travail, commerces, spectacles, etc. – de façon pratique et décarbonée. C’est une forme de promesse politique qu’il appartient aux urbanistes de concrétiser techniquement. Nous, urbanistes, devrions être en mesure d’indiquer aux élus à partir de quel niveau de densité on peut développer, ou pas, tel ou tel service de proximité, telle ou telle aménité. La densité et, donc, la densification sont des moyens de rendre plus écologique la fourniture de certains services aux habitants. Ces niveaux de densité se calculent. Par exemple, le Grand Paris Express (GPE) va-t-il faire baisser la pollution régionale ? Des chercheurs estiment que non (5). Au contraire, celle-ci va l’augmenter, car en améliorant l’accessibilité de la grande couronne, plus de personnes décideront d’y résider, qui adopteront un mode de vie plus polluant que celui qui prévaut dans la partie plus dense et centrale de l’agglomération.
La densification à proximité immédiate, et plus largement autour des gares du GPE, sera-t-elle suffisante pour faire apparaître de nouveaux services urbains de proximité, qui permettraient de restructurer ces territoires et leurs mobilités du quotidien ? A priori non, car les densités y sont et continueront d’y être faibles, ce qui veut dire que les services urbains y demeureront très limités. Si le GPE permettra à certains habitants d’aller travailler en métro, beaucoup feront, tout de même, le reste de leurs déplacements de proximité en voiture. Il nous faut donc nous atteler à modéliser la densité et les services qu’elle peut rendre, notamment en matière de décarbonation des mobilités (6).
Du point de vue moral, le débat sociétal sur la densité et les métropoles me laisse circonspect. Certains experts, qui habitent les cœurs des métropoles, dans des lieux très denses dont ils mesurent au quotidien les bénéfices, invitent la France à ne plus faire grandir les métropoles et à rejeter la poursuite de leur densification. Or, si les élus renoncent à cette densification, cela conduit très concrètement à limiter les places dans les espaces denses et, finalement, à priver les plus modestes des bénéfices de ville dense, tout en relançant l’étalement urbain. Ce n’est pas, je crois, à ceux qui habitent et jouissent de la ville dense de nous indiquer qu’il nous faudrait stopper la métropolisation.
Éléonore Slama : Je suis convaincue que la densité heureuse est possible, qu’elle n’est pas une utopie. Le bien-vivre n’est pas opposable au vivre-ensemble et c’est à nous, acteurs du monde de la fabrique urbaine au sens large, de trouver un chemin qui concilie les exigences de densité dans le contexte écologique et social que nous connaissons, la quête individuelle de qualité de vie, mais aussi le confort d’usage. On ne peut pas faire contre les gens. L’enjeu des prochaines années sera donc dans l’acceptabilité sociale, ce qui implique une ville désirable (et donc intense), où chacun peut trouver sa place selon son profil, sa « condition sociale », son parcours et ses ressources. Pour que cela fonctionne, nous devons réinventer la vie de chaque site en faisant émerger petit à petit les réponses spécifiques et concrètes à chaque petite parcelle, à chaque morceau de territoire de façon extrêmement fine, mètre carré par mètre carré. Sans oublier les espaces de respiration, qui sont plébiscités et créent du lien et des synergies nouvelles. Nous pouvons trouver ensemble un moyen de mieux utiliser nos espaces, pour être en mesure de multiplier le vide derrière et recréer des respirations, des interstices urbains, sans lesquels la densité et l’intensité ne pourront pas être acceptables.
François Decoster : Dans la métropole parisienne et ses différentes couronnes, il y a des endroits où la densification advient n’importe comment. Les forces du marché font que dans certains lieux où nous sommes amenés à travailler, personne n’a contrôlé quoi que ce soit, et on passe d’un pavillonnaire à une architecture complètement agressive. Et quand on arrive à des proportions « saint-ouenesques » [en référence à la ville de Saint-Ouen, ndlr], avec cette architecture post-haussmannienne, on ne comprend pas bien l’intérêt de densifier. Ce qui est important, c’est la notion de choix. À l’AUC, nous avons toujours regardé la métropole comme un potentiel de situations pour ouvrir plein de choix et les relier les uns aux autres. C’est ce que nous trouvons important dans l’échelle métropolitaine du Grand Paris. Je pense que nous pouvons la faire fonctionner et desserrer ainsi un peu les choses. Quand on est en plein centre de Paris, autour de l’Hôtel de Ville, un samedi par beau temps, on ne passe plus sur les trottoirs… C’est donc bien de se redonner un peu d’espace de respiration. Dans les espaces périphériques, il faut faire du cas par cas. On peut faire des projets denses, moins denses, les relier et les faire cohabiter pour obtenir une matrice qui peut s’agrandir et respirer sans pour autant détruire quoique ce soit.
👀Lire la suite de cet article dans le numéro 441 « Dense, dense, dense » consacré à la densité.