Cette problématique est soulevée par Stéphane Péan (consultant indépendant, Ker-Iz Consulting) dans le numéro 436 de la Revue Urbanisme. La planification et l’aménagement des territoires sont des enjeux majeurs pour l’avenir de nos sociétés. Or, en France, le métier d’urbaniste peine à trouver sa place et sa reconnaissance face à des professions plus établies comme les architectes ou les ingénieurs. Les urbanistes sont souvent cantonnés à un rôle d’experts locaux, spécialisés en dispositifs techniques et acronymes en tout genre, sans vision politique ni capacité d’influence sur les grands choix législatifs, toujours centralisés à Paris.
Ils laissent ainsi le champ libre à d’autres disciplines (sciences politiques, sociologie, géographie, histoire…), qui occupent le devant de la scène médiatique et intellectuelle et le débat public. Qui se revendique aujourd’hui, et même se souvient de François Ascher (1946–2009), urbaniste génial de la « modernité réflexive » (Anthony Giddens), et explorateur visionnaire des mutations de nos sociétés urbaines ?
Grand responsable de cette situation, le modèle français de décentralisation, qui confie aux collectivités territoriales des compétences techniques ou de gestion, mais sans leur attribuer le pouvoir politique susceptible d’apporter des réponses adaptées à la diversité des contextes. La planification est éclatée à différents niveaux administratifs locaux, sans cohérence ni réelle coordination, limitant l’émergence de visions régionales, qui se perdent trop souvent en communications vagues ou simples documents administratifs.
Ailleurs en Europe, de nombreuses régions disposent de l’autonomie politique, budgétaire et législative qui permet aux urbanistes de se faire entendre et respecter au bon échelon de décision. En participant au débat politique et en proposant des projets stratégiques et différenciés, comme en Catalogne ou dans les Länder allemands, ils apportent des améliorations importantes dans la vie de leurs concitoyens. Mais le contexte actuel offre une opportunité unique aux urbanistes français de prendre le leadership dans la fabrique des territoires. Les Objectifs (interconnectés) de développement durable (ODD) de l’Agenda 2030 des Nations unies, si peu promus en France, et pour cause, constituent le cadre de référence fondamental dans lequel réorienter nos politiques publiques. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), deux tiers des cibles liées aux ODD nécessitent l’implication des villes et des régions, ce qui appelle des politiques territorialisées.
Partout dans le monde, des collectivités expérimentent une gouvernance plus globale et intégrée (whole-of-government) et adoptent des politiques publiques transversales. D’ailleurs, cette approche holistique amène à s’intéresser au potentiel des territoires intelligents, entre jumeaux numériques et gouvernance de la donnée, dans le but de mieux décider, agir et évaluer. L’action publique, essentiellement gestionnaire jusqu’à présent, développe désormais une ambition de transformation. Cela pose toutefois, pour la France, la question de la capacité politique et institutionnelle à y répondre…
Les urbanistes ont un rôle essentiel à jouer dans ce cadre, à condition de changer de posture et de perspective. Quitter celles d’experts techniques locaux, pour devenir des influenceurs politiques, capables de proposer des visions et des projets ambitieux, intégrateurs et participatifs visant à transformer la société, et ainsi contribuer à la refonte indispensable de nos institutions.
Pour cela, ils peuvent compter sur leurs compétences analytiques et visionnaires, interdisciplinaires et systémiques, ainsi que leur capacité de collaboration, de facilitation et d’écoute de la société civile. À l’heure des tensions géopolitiques, il est également urgent de renforcer les coopérations entre villes et régions à l’international, en partageant intelligemment notre savoir-faire européen avec le Sud global, l’Afrique assurément, mais aussi l’Asie, nouveau moteur du monde où les enjeux d’urbanisation sont d’ores et déjà colossaux.
Si, de toute évidence, les urbanistes français ont aujourd’hui une faible influence à l’international, rien n’interdit d’agir pour que cela change. À condition de se mobiliser et se fédérer, se former et innover, et surtout dialoguer, coopérer et se faire connaître comme acteurs incontournables du développement urbain durable.