Oui, les villes peuvent contribuer à sauver le multilatéralisme ! Aujourd’hui, plus que jamais, le système international paraît désarticulé, incapable d’anticiper, de coopérer, ou même de contenir les fractures qui menacent la stabilité du monde. Autrefois simples relais des politiques nationales, les villes sont désormais des espaces d’innovation, de coopération et de paix, capables d’apporter des réponses concrètes aux défis mondiaux. C’est ce que soutient Christine Auclair (Architecte, Urbaniste, Présidente de AdP Villes en Développement et auparavant fonctionnaire internationale à ONU-Habitat) dans cette tribune “Urbanisme en Francophonie”.
« Nous vivons dans un monde en morceaux. Nous devons être un monde en paix. »
— António Guterres, Assemblée générale de l’ONU, 2017
Ces mots du Secrétaire général des Nations Unies n’ont rien perdu de leur puissance. Au contraire, ils semblent aujourd’hui plus actuels que jamais. Crises climatiques, conflits armés prolongés, repli nationaliste, inégalités croissantes, tensions migratoires : le système international paraît désarticulé, incapable d’anticiper, de coopérer, ou même de contenir les fractures qui menacent la stabilité du monde.
Le multilatéralisme, autrefois pilier de l’ordre mondial, est aujourd’hui fragilisé, contesté, parfois ouvertement bafoué. Certains États, à commencer par les grandes puissances, se désengagent volontairement des instances collectives, sabotent les règles qu’ils avaient eux-mêmes contribué à établir, ou transforment la coopération en instrument de domination. La gouvernance mondiale se crispe, se fragmente, et laisse les territoires — et leurs populations — face à des responsabilités inédites.
Mais dans ce contexte troublé, un autre acteur émerge, avec ténacité et pragmatisme : la ville. Longtemps considérée comme un simple niveau d’exécution des politiques nationales, la ville devient aujourd’hui un espace politique à part entière, un acteur diplomatique, un laboratoire de solutions, voire un porte-voix de la paix.
On parle souvent de “diplomatie des villes”. Une formule étonnante, et pourtant de plus en plus juste. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : une diplomatie de la proximité, qui ne négocie pas des traités entre puissances, mais qui cherche à construire la paix dans les rues, dans les quartiers, dans les services publics. Cette diplomatie-là ne brandit pas les drapeaux. Elle tisse du lien, répare les fractures, propose des solutions. Elle agit là où l’État parfois hésite ou recule. Elle incarne une autre manière de faire société. Dans les enceintes internationales, elles affirment leurs priorités : la transition écologique, l’accueil digne des migrants, l’accès au logement, la réduction des inégalités, la cohabitation pacifique dans des sociétés urbaines complexes.
Ce rôle n’est pas marginal. Il s’institutionnalise. Les réseaux de villes, gouvernements locaux et régionaux, tels que l’Association Internationale des Maires Francophones (AIMF), Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU), ou encore le Global Cities Hub, permettent aux collectivités locales de mutualiser leurs expériences, porter une voix collective, et même d’influencer certaines négociations internationales, comme lors des COP climat. Des figures clés illustrent cette émergence : Anne Hidalgo à Paris, Michael Bloomberg à New York, Valérie Plante à Montréal, Ada Colau à Barcelone, Yvonne Aki-Sawyerr à Freetown. Tous et toutes ont, à leur manière, contribué à redéfinir une diplomatie des villes, plus humaine, plus proche, plus inventive.
Cette diplomatie territoriale ne prétend pas remplacer celle des États. Elle la complète. Elle agit à partir du réel, du quotidien, de l’expérience vécue des habitants. Elle défend la paix non par des discours abstraits, mais par des politiques concrètes : mieux loger, mieux accueillir, mieux relier, mieux écouter.
Dans un monde en tension, les villes sont des lieux de cohabitation et de négociation permanents. Elles expérimentent des politiques de désescalade sociale, de participation citoyenne, de justice environnementale. Elles portent des solutions que l’on peine parfois à voir émerger au niveau national.
Toutefois, ce rôle des villes reste fondamentalement conditionnel. Il repose sur une volonté politique, des alliances, et surtout une autonomie qui peut être rapidement fragilisée. Car, dans le même temps que les villes prennent de l’importance sur la scène internationale, certaines sont affaiblies à l’échelle nationale. Alors même que les villes deviennent des actrices de référence dans les forums internationaux, elles peuvent se retrouver marginalisées chez elles. Plus visibles, mais plus vulnérables.
Pour que les villes puissent jouer pleinement leur rôle dans la gouvernance mondiale, il ne suffit pas de les inviter à la table des discussions. Il faut repenser les règles du jeu. Cela suppose une reconnaissance politique et institutionnelle du rôle des collectivités dans les décisions globales, des financements directs, permettant aux villes de mettre en œuvre leurs engagements sans dépendre de chaînes bureaucratiques inefficaces. Enfin, cela nécessite une diplomatie multi-niveaux, où les collectivités peuvent dialoguer d’égal à égal avec les États, les organisations internationales et les acteurs de la société civile.
Les organisations internationales, en particulier les agences onusiennes, ont un rôle déterminant à jouer dans cette transformation. Des institutions comme ONU-Habitat, l’Unesco, le PNUD ou encore le HCR reconnaissent de plus en plus les collectivités territoriales comme des partenaires de premier plan. Elles facilitent la participation des villes aux grandes enceintes multilatérales, accompagnent les innovations locales, et soutiennent la mise en œuvre des agendas mondiaux — comme le Nouvel Agenda Urbain, l’Agenda 2030 ou les Accords de Paris — à l’échelle des territoires.
ONU-Habitat a joué un rôle pionnier en institutionnalisant la place des gouvernements locaux dans les processus intergouvernementaux et en les intégrant dans des plateformes d’ampleur tels que le Forum Urbain Mondial, permettant aux collectivités de dialoguer directement avec les États, les agences de l’ONU et les acteurs non étatiques, et de faire entendre leurs priorités. Les approches “multi-acteurs”, “multi-niveaux” et de “localisation” des objectifs du développement, tels que promues par les agences onusiennes, renforcent la légitimité des gouvernements locaux, en affirmant que les défis urbains contemporains ne peuvent être relevés sans les villes.
Mais cette reconnaissance reste inégale, fragile, souvent dépendante de projets ponctuels ou de la volonté politique des États membres. Pour que la contribution des villes s’inscrive pleinement dans la gouvernance mondiale, il est urgent que les Nations Unies et l’ensemble du système multilatéral franchissent un cap : celui d’un partenariat structurant, stable, et institutionnalisé avec les territoires. Cela passe par une réforme des mécanismes de représentation, un accès facilité aux financements internationaux, et une co-construction des politiques globales à partir des réalités locales.
Les villes doivent aussi renforcer leur capacité collective. Cela passe par des réseaux plus structurés, des alliances avec les mouvements sociaux, les chercheurs, les innovateurs, les entreprises responsables. Elles doivent continuer à porter une vision du monde fondée sur la solidarité, la dignité, et le respect de la diversité, valeurs que le système international a parfois oubliées.
Dans l’espace francophone, cette dynamique est particulièrement pertinente. Elle s’appuie sur une tradition de coopération décentralisée, sur des liens culturels forts, et sur une conscience partagée des défis urbains dans un monde en mutation. Des villes comme Dakar, Tunis, Port-au-Prince, Abidjan ou Lyon démontrent qu’une Francophonie des territoires est non seulement possible, mais urgente.
Oui, les villes peuvent contribuer à sauver le multilatéralisme. Non pas en prétendant faire la paix seules, mais en incarnant une manière différente de gouverner, de dialoguer, de coopérer. Elles sont les lieux où les fractures du monde se manifestent avec le plus d’intensité — mais aussi les lieux où ces fractures peuvent commencer à se réparer.
En définitive, les villes nous rappellent simplement que les solutions sont souvent déjà là, dans les initiatives locales, les solidarités de quartier, les politiques inclusives, les expérimentations partagées.
Alors oui, le monde est en morceaux. Mais les villes savent recoudre. Avec patience, avec méthode, avec humanité, pragmatiques et solidaires.
Et peut-être est-ce justement de cela dont le multilatéralisme a le plus besoin aujourd’hui.