L’expérience des agences d’urbanisme de la ville d’Abidjan

Dans cette tribune “Urbanisme en Francophonie” du 17 décembre 2024, Dr Koffi ATTAHI (Urbaniste-Géographe, Maître Assistant et ancien Directeur Général de l’Agence d’Urbanisme et de Prospective du District Autonome d’Abidjan), nous rappelle qu’à Abidjan la croissance rapide de la ville a incité l’agence d’urbanisme à tester des outils en fonction des besoins. Par exemple, elle a d’abord mis en place un observatoire pour projeter son développement avant de créer un PLU par unité urbaine. Pour cela, la ville d’Abidjan est allée au-delà de la simple règle d’urbanisme édictée hors-sol par la mobilisation d’acteurs sur le terrain.

Introduction

La ville d’Abidjan connait une expérience de planification urbaine relativement ancienne. En effet le premier véritable plan d’urbanisme d’Abidjan adopté en 1928 jette les bases de la naissance de la « Ville Coloniale » avec « Son Quartier Européen » concentrant les fonctions administratives, commerciales et résidentielles, séparé des « quartiers indigènes » par des corridors sécuritaires et sanitaires.

Le deuxième plan d’urbanisme approuvé en 1952 soit un an après la percée du canal de Vridi et l’inauguration du Port d’Abidjan prépare le passage de la ville coloniale à la ville portuaire et industrielle qui devait faciliter en outre la contribution des colonies a l’effort de reconstruction de l’Europe.

Quant au troisième plan proposé par les autorités administratives de la période de transition vers l’indépendance et approuvé en 1960, il visait la transformation de la ville coloniale en capitale moderne du nouvel État indépendant de la Cote d’Ivoire.

A mi-parcours de la mise en œuvre de ce dernier plan, les urbanistes réalisent que déjà ses données démographiques et ses prévisions spatiales sont devenues caduques. En effet, le boom démographique suscité par l’exécution des grands travaux d’équipement afin de produire la ville portuaire et industrielle de l’après-guerre va s’amplifier au point de rendre l’urbanisation difficilement maitrisable.

Face à cette situation inédite, les urbanistes recommandent à l’État « de se donner le temps de la réflexion » ainsi que les moyens internes pour mieux appréhender les fondements et les caractéristiques des dynamiques démographiques et spatiales en cours afin de mieux soutenir la planification urbaine.

Ainsi de 1963 à 1966 le gouvernement lance dans la foulée deux importantes initiatives :

La première initiative consiste à faire produire d’importantes études générales sur la région d’Abidjan en vue de documenter, analyser et mieux prendre en compte les mutations en cours. De la mise en œuvre de cette initiative nous retenons les études suivantes :

  • Des enquêtes socio-économiques portant sur la démographie, l’habitat, la structure socioprofessionnelle, les déplacements quotidiens et les budgets familiaux ;
  • Les études des structures et transformations des groupes domestiques, de l’immigration, de l’espace social et l’habitat populaire (cours communes) ;
  • Un inventaire des équipements collectifs, l’examen des perspectives démographiques et de l’emploi, une étude économique et financière de l’approvisionnement en l’eau ainsi qu’une étude de la politique du logement.

Durant cette période, à l’instar de la ville de Chicago des années 30, toutes proportions gardées et pour les mêmes causes, la région Abidjan devient un véritable laboratoire social animé par les enseignants des instituts de recherche en sciences sociales de l’Université Nationale de Côte d’Ivoire et des consultants des groupements de bureaux d’études français travaillant sur des commandes d’Etat.

En ce qui concerne la deuxième initiative, à la suite des recommandations des urbanistes, L’État met en place en 1966, la Commission Interministérielle pour le Développement de la Région d’Abidjan (CIDRA) adossée à une structure de planification dédiée pour suivre le développement d’Abidjan. Ainsi sera créé l’Atelier d’Urbanisme de la Région d’Abidjan (AURA 1966-1980), la première d’une série de trois agences d’urbanisme suivi par l’Atelier d’Urbanisme d’Abidjan (AUA 1984-1994) et l’Agence d’Urbanisme et de Prospective d’Abidjan (AUPA 2013-2023).

Présentation des agences d’urbanisme

1. L’Atelier d’Urbanisme de la Région d’Abidjan (AURA :1966–1980)

Créé en 1966 par le décret présidentiel qui institue la commission interministérielle pour le développement de la région d’Abidjan, l’AURA est un des départements du Bureau National d’Études Techniques et Développement (BNETD), chargé de la coordination des études de développement et du contrôle de l’exécution des grands travaux d’équipement de l’Etat et des collectivités.

L’AURA a pour missions :

  • D’observer et analyser le développement urbain d’Abidjan ;
  • De réfléchir à son avenir ;
  • De planifier et programmer son développement ;

C’est donc un organe de planification urbaine dépendant de l’État.

Quant à la commission interministérielle, elle a pour missions :

  • L’approbation du programme de travail annuel et des rapports d’activités de l’AURA;
  • La validation des livrables des études ;
  • La formulation des recommandations au gouvernement.

L’AURA s’appuyant sur l’exploitation des études générales disponibles a réalisé d’importantes études d’urbanisme qui ont marqué le développement de la région d’Abidjan. Ce sont notamment :

  • Le schéma directeur de l’agglomération de 1969 ;
  • Les plans de secteur des nouveaux quartiers (Yopougon, Cocody Riviera, Cocody 2 plateaux…) ;
  • La plupart des plans de masses des grandes opérations immobilières ;
  • Le schéma de structure à long terme d’Abidjan de 1979 adossé à une étude des perspectives décennales.

À défaut d’agence d’urbanisme des villes de l’intérieur du pays, l’AURA a réalisé les études d’urbanisme des capitales régionales. En 1971, l’AURA comptait 45 employés, composés d’architectes, d’urbanistes, d’ingénieurs, de géographes, de géomètres, de sociologues, dont 55% étaient des Ivoiriens et 45% d’expatriés français. À cette époque, l’AURA était la seule agence d’urbanisme de cette envergure en Afrique francophone au sud du Sahara.

L’AURA cessera ses activités définitivement en 1980 soit 3 ans après la dissolution du BNETD intervenue en 1977.

2. L’Atelier d’Urbanisme d’Abidjan (AUA 1984-1994)

Après la promulgation de la loi de 1978 sur la décentralisation en Côte d’Ivoire et l’organisation des élections municipales de 1980, le nouveau maire de la ville d’Abidjan et le ministère en charge de l’urbanisme créent l’Atelier d’Urbanisme d’Abidjan. Cette agence d’urbanisme partenariale (ville et État) appelée à reprendre les activités de l’AURA hérite aussi de son riche patrimoine (mémoire grise et ressources humaines).

L’AUA a bénéficié de l’appui financier de la coopération française qui prit en charge un contrat d’assistance technique avec l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région de l’Ile de France (IAURIF) pour le renforcement de ses capacités opérationnelles.

L’AUA sera très vite intégré à la Direction et Contrôle des Grands Travaux (DCGTX) créé pour reprendre les missions du BNETD. Il rejoint ainsi un environnement scientifique et technologique stimulant mais perd en échange son autonomie.

L’AUA exécute des missions d’agence d’urbanisme classique par l’élaboration des principales études d’urbanisme et d’aménagement, la mise en place d’un observatoire urbain, la réalisation du premier adressage et de la première étude du Mode d’Occupation du Sol (MOS) d’Abidjan. Il publiait régulièrement un magazine d’informations : « Abidjan Info » très apprécié par les principaux acteurs de la scène urbaine ivoirienne.

L’AUA disparaitra en 1994 à la suite d’une réorganisation des missions de la DCGTX.

3. L’Agence d’Urbanisme et de Prospective d’Abidjan (AUPA 2013-2023)

Après la crise post-électorale le nouveau Ministre-Gouverneur du District Autonome d’Abidjan qui bénéficie d’une grande expertise des questions de gouvernance urbaine et métropolitaine, confia à un groupe de consultants français une étude diagnostique en vue de la mise en place d’une nouvelle Agence d’Urbanisme. Le rapport d’étape de ce diagnostic fait les constats suivants :

  • Absence de vision globale de développement du District Autonome d’Abidjan ;
  • Données urbaines anciennes, partielles et dispersées :
  • Insuffisance de coordination en matière de programmation et de mise en œuvre des investissements urbains sur le territoire du DAA…

Face à cette situation alarmante, le Gouverneur crée en 2013 par arrêté l’Agence d’Urbanisme et de Prospective d’Abidjan et demande au groupe d’experts de produire un document d’identification et de préfiguration de l’Agence d’Urbanisme du DAA qui lui servira de feuille de route.

Les missions de l’AUPA sont celles d’une agence urbaine classique, structurées autour de :

  • l’observation urbaine,
  • la prospective urbaine,
  • l’identification des actions d’urgence,
  • les études d’urbanisme et d’aménagement urbain,
  • l’information et la communication,
  • l’animation des débats territoriaux ainsi que l’appui technique aux 13 communes du DAA.

Ainsi le DAA à travers son agence d’urbanisme a été l’un des principaux partenaires du ministère en charge de l’urbanisme et de celui de l’équipement et de l’entretien routier, de la Banque Mondiale et de la Banque Africaine de Développement pour la réalisation des études suivantes :

  • Le Schéma Directeur d’Urbanisme du Grand Abidjan (2015-2030 SDUGA-1) adossé à un Schéma Directeur des Transports ;
  • Le Schéma Directeur d’Urbanisme du Grand Abidjan (2024-2040) SDUGA 2 ;
  • Le suivi des études des plans urbanisme de détails des 10 unités urbaines du Grand Abidjan en vue de limiter le désordre urbain ;
  • L’appui au montage et à la mise en œuvre des deux grands projets urbains post-crise (Projet Transports Urbain d’Abidjan financé par la BAD et Projet d’Appui à la Compétitivité du Grand Abidjan financé par la Banque Mondiale).

Enfin l’AUPA a participé à deux importants ateliers de préparation à la création des agences d’urbanisme et au renforcement de leurs capacités opérationnelles. Le premier atelier initié par la fédération des agences urbaines du Maroc et ONU-HABITAT a débouché sur la signature d’accords de partenariats entre les agences des métropoles marocaines et les agences des capitales des pays d’Afrique francophone en vue de bénéficier de leurs expériences. Le deuxième atelier organisé à Bamako par l’université Senghor d’Alexandrie et l’Agence d’Urbanisme de la métropole de Lyon (Urba Lyon) a permis de renforcer les capacités des représentants des agences d’urbanisme existants et des représentants des agglomérations invitées en matière de création et de gestion des agences d’urbanisme.

Malheureusement la survenue de la COVID a mis en veilleuse ces deux initiatives importantes.

Conclusion

Depuis l’indépendance, la ville d’Abidjan a connu trois agences d’urbanisme qui poursuivaient pratiquement les mêmes objectifs notamment l’élaboration et la mise en œuvre des documents de planification, l’accompagnement des projets urbains et la formulation des politiques publiques. Cela témoigne à la fois d’une grande instabilité institutionnelle et surtout d’une grande capacité de résilience des agences d’urbanisme. En effet, à peine dix ans après la suppression d’une agence, une nouvelle agence est créée dans ses cendres pour reprendre ses missions.

Par ailleurs au cours des deux ateliers de Dakar et de Bamako, il y a eu un consensus sur le rôle primordial joué par les agences d’urbanisme dans la poursuite de l’atteinte des objectifs de développement durable de nos métropoles à travers l’élaboration et le suivi de la mise en œuvre des documents d’urbanisme et des plans stratégiques de développement. La demande de soutien pour la création d’agences d’urbanisme et leur mise en réseaux en Afrique occidentale et centrale a également été exprimée par les participants qui ont aussi apprécié la contribution d’un des opérateurs de la francophonie à cette initiative innovante.

Les agences urbanisme françaises qui bénéficient d’une somme d’expériences unique doivent être mobilisées pour apporter une assistance technique à la création et au renforcement des capacités des futures agences d’urbanisme de l’espace francophone. Dans cette perspective un volet d’appui à la création des agences d’urbanisme et au renforcement de leurs capacités opérationnelles devrait figurer en bonne place dans le document de plaidoyer de l’urbanisme en francophonie horizon 2050 à présenter à l’Association Internationale des Maires Francophones (AIMF).

Publiée une fois par mois, la tribune “Urbanisme en Francophonie ” se propose de recueillir les témoignages et les réflexions d’une personnalité autour d’un sujet de son choix. Cet espace ouvert permet aux auteurs de partager librement leur vision du monde et de contribuer à ce récit original. Tandis que le monde doit organiser sa transition vers un développement plus respectueux des personnes, mais aussi des ressources de la planète et de sa biodiversité, comment penser et construire les villes ?

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