Urbanisme informel en Afrique : quelles transitions vers la durabilité ?

Dans cette tribune “Urbanisme en Francophonie ” Luc Gnacadja (Architecte, Président de GPS-Development, ancien ministre de l’Environnement, de l’Habitat et de l’Urbanisme et ancien Sous-Secrétaire Général des Nations Unies) souligne la place centrale qu’occupe l’informalité dans l’urbanisation en Afrique face à la montée des déguerpissements. Il appelle à valoriser les informalités urbaines, comme solutions alternatives, en l’absence d’offres d’infrastructures et de services publics urbains.

Les villes africaines sont d’abord façonnées par l’informel qui est la dynamique motrice de l’urbanisation en Afrique.

Les déguerpissements, ou expulsions forcées, des occupants informels de l’espace urbain sont devenus symptomatiques des opérations de restructuration urbaine en Afrique. De telles interventions, souvent justifiées par des nécessités d’assainissement du mileu, se multiplient surtout dans les grandes métropoles africaines, à l’instar de Lagos, de Nairobi, de Cotonou, de Luanda et de bien d’autres.

Un million de personnes auraient été touchées par des opérations de déguerpissement menées dans plusieurs quartiers informels d’Abidjan en février 2024 qui ont causé des bouleversements majeurs dans les quartiers informels tels que Boribana, Gesco et Mossikro. Le gouverneur du district autonome d’Abidjan avait déclaré, à l’hebdomadaire Jeune Afrique, « Les déguerpissements ont créé un choc émotionnel terrible au sein de la population. Je comprends ce choc mais tant qu’on est sûr et certain que ce que l’on fait contribue à l’amélioration des conditions de vie et de travail des populations, on le fait sans état d’âme. C’est au résultat qu’on juge ». (https://bit.ly/3yBk5Hh)

En effet, quels résultats, pour qui et pour quelle durabilité?

Mariam Touré, résidente de Boribana et mère de cinq enfants, a vu sa maison et son commerce détruits en l’espace de quelques heures. Afin de subvenir aux besoins de sa famille, elle vendait des légumes sur le marché local. Lors du déguerpissement, sa maison a été rasée entraînant la perte de toutes ses marchandises et plongeant sa famille dans une précarité encore plus grande. Ses enfants se retrouvèrent sans éducation stable ni sécurité alimentaire, malgré ses efforts pour trouver un nouvel emplacement pour recommencer son activité.

Les déguerpissements forcent souvent les populations à se réinstaller un peu plus loin dans des conditions plus précaires, comme pour métastaser le phénomène d’informalisation qu’ils sont sensés combattre.

En Afrique subsaharienne, la montée en puissance de l’urbanisme qualifié d’informel, parce que non planifié et produit en dehors des cadres légaux et réglementaires officiels, résulte des crises économiques et des programmes d’ajustement structurel des années 1980, caractérisés par une politique du laisser-faire en matière d’investissements urbains. De ce fait, les villes africaines sont devenues largement informelles.

Les informalités urbaines résultent en effet des innovations des populations pour suppléer à l’absence et/ou à l’insuffisance d’offres d’infrastructures et de services publics urbains. Ces pratiques se manifestent par la création de solutions alternatives dans divers domaines tels que le logement, les transports, l’accès à l’eau et à l’électricité, ainsi que l’emploi. Ces pratiques émergent souvent de manière spontanée, en réponse aux besoins non satisfaits par les institutions formelles.

Quartier informel à Cotonou, en attendant l’opération de restructuration

Quartiers formels contre informels : le duel au cœur des villes africaines

Dans la compétition entre les quartiers formels et informels, le vainqueur dépend des critères d’évaluation. Les quartiers formels concentrent l’essentiel des politiques et des investissement publics, tandis que les quartiers informels représentent 60 % des zones d’habitation et absorbent l’essentiel de la croissance démographique et spatiale. Entre 1990 et 2015, ces derniers ont concentré 90 % de la croissance démographique (OECD/SWAC, 2023), avec un doublement de la population vivant dans des logements informels dans de nombreux pays entre 2000 et 2018.

En réalité, les villes africaines sont d’abord façonnées par l’informel qui constitue la dynamique motrice de l’urbanisation en Afrique. L’économie informelle, que le sociologue sénégalais Alioune Sall préfère appeler “économie populaire”, représente environ 80 % de l’économie urbaine, jusqu’à 90 % des emplois urbains, et plus de 50 % du PIB. Ces quartiers sont de véritables laboratoires d’innovations urbaines, où le micro-entrepreneuriat prospère malgré des conditions difficiles; de ce fait, les informalités contribuent également à la résilience des communautés. Cependant, malgré leur dynamisme, ces zones urbaines attirent moins d’investissements publics en raison de la perception négative de l’informalité et du manque de planification intégrée.

Pourquoi ce dynamisme attire-t-il moins d’investissements publics ?

La marginalisation des quartiers informels dans les villes africaines résulte de plusieurs facteurs historiques, sociaux et économiques. L’héritage de l’urbanisation coloniale, où les quartiers formels étaient réservés à la population coloniale et aux élites locales, continue de peser sur les perceptions et priorités en matière d’investissements. De plus, les politiques de développement urbain en Afrique, souvent influencées par des institutions internationales de financement du développement telles que le FMI, la Banque Mondiale et la BAD, ont historiquement favorisé une urbanisation formelle et réglementée, reléguant de fait les quartiers informels à la marge. Ces derniers souffrent également d’un manque de reconnaissance, étant souvent stigmatisés et associés à la pauvreté et à l’illégalité, ce qui entrave leur inclusion dans les plans d’investissement.

Par ailleurs, les élites politiques et économiques, qui dominent les décisions en matière de politiques publiques, privilégient les projets dans les quartiers formels, car ceux-ci sont plus visibles et perçus comme des symboles de modernité. Cette préférence est renforcée par le manque de données et de recherches spécifiques sur les quartiers informels, rendant difficile la formulation de politiques inclusives susceptibles d’attirer des investissements publics dans ces zones.

Valoriser les informalités urbaines est un impératif de développement durable

Pour que l’urbanisation porte pleinement ses promesses en Afrique, il est essentiel de reconnaître et de valoriser les contributions positives des informalités urbaines. Cela implique plusieurs approches clés :

  1. Reconnaissance des contributions économiques et sociales des informalités urbaines: Il est crucial de changer les perceptions négatives de l’informalité en reconnaissant ses contributions positives pour le fonctionnement des villes, en particulier son rôle vital dans l’économie urbaine comme fournisseur de biens et de services essentiels.
  2. Formalisation progressive des activités informelles. À cet effet, il est recommandé que les autorités mettent en place des programmes de formalisation progressive, en offrant des incitations pour encourager les acteurs informels à s’enregistrer et à accéder à des services de soutien tels que la formation, le crédit et l’assurance. Ces programmes pourraient inclure des régularisations ponctuelles et des permis à court terme, qui pourraient évoluer vers des statuts plus permanents à mesure que les acteurs informels démontrent leur capacité à se conformer aux réglementations.
  3. Sécutité foncière et inclusion des populations locales dans la planification urbaine: L’insécurité foncière est la mère de toutes les insécurités dans les quartiers informels. Les plans de développement urbain doivent inclure les voix et les besoins des populations locales, en particulier celles vivant dans les quartiers informels. La planification participative garantit que les solutions proposées sont adaptées aux réalités locales et bénéficient d’un soutien communautaire. Les ateliers communautaires, les forums de discussion et les plateformes numériques peuvent constituer des moyens efficaces pour intégrer ces perspectives dans les processus décisionnels.
  4. Développement d’infrastructures adaptées: Les investissements dans les infrastructures doivent être adaptés aux besoins des quartiers informels. Cela inclut des solutions innovantes pour l’eau potable, les installations sanitaires, les routes, et l’électricité. L’utilisation de technologies solaires pour l’éclairage et l’énergie pourrait, à titre d’exemple, offrir des solutions durables et accessibles.
  5. Promotion de la résilience et de l’innovation : Les quartiers informels deviennent souvent, par nécessité, des centres d’innovation. Les initiatives de soutien à l’entrepreneuriat local, telles que les incubateurs d’entreprises, les micro-crédits et les programmes de mentorat, peuvent aider à canaliser cette innovation vers des solutions durables. En favorisant un écosystème d’innovation inclusif, les villes ont la capacité de transformer les défis en opportunités de croissance économique.
  6. Mobilisation des Partenariats Public-Privé pour les Populations ou 4P : La collaboration entre les secteurs public et privé, ainsi que les partenariats internationaux, est essentielle pour mobiliser les ressources nécessaires au soutien des transitions urbaines durables. Les investisseurs privés peuvent fournir les capitaux et l’expertise, tandis que les organisations internationales apportent des financements et des bonnes pratiques. Il est crucial que ces partenariats soient guidés par des principes d’équité, d’inclusion et de durabilité, garantissant que les avantages profitent équitablement aux populations, en particulier aux plus vulnérables, afin qu’elles aient aussi part aux plus-values des opérations de restructuration.

Fig. Transformer les Informalités Urbaines en Atouts pour une Développement Durable

Figure extraite et traduite de l’article ‘The Cities of #TheAfricaWeWant’ ; Luc GNACADJA, 2022 ; publié dans la série de discussions Rise Africa de ICLEI Afrique

https://riseafrica.iclei.org/wp-content/uploads/2022/04/The-AfricaWeWant_Luc-Gnacadja_pdf.pdf

Réinventer l’urbanisme africain : De l’informel à une modernité durable

Pour transformer l’urbanisme informel en Afrique, il est essentiel que les gouvernements voient l’urbanisation comme une opportunité de croissance inclusive. Cela requiert des approches de planification urbaine et territoriale plus flexibles, dynamiques et participatives. La formation de professionnels et de décideurs capables de diriger cette transformation est cruciale, afin de positionner les villes comme des moteurs du développement durable de leurs territoires.

L’intégration des quartiers informels, à travers des transitions concertées qui capitalisent sur leurs contributions positives est essentielle, tout en planifiant les zones de futures extensions urbaines pour répondre à la croissance.

Enfin, changer les imaginaires de modernité est également indispensable. Il est essentiel de renoncer au “copier – coller” pour repenser les villes africaines à travers une véritable “inculturation” du concept de modernité urbaine en gardant à l’esprit leur raison d’être, celui de devenir des centres efficaces de création de valeur, d’innovation et de transformation afin d’assurer la compétitivité et la résilience de leurs territoires respectifs. En effet, la ville est “une projection des sociétés sur le sol, reflétant leurs structures sociales, valeurs et conflits” (H. Lefebvre); ou encore “l’expression spatiale et matérielle de la structure sociale, des valeurs, des aspirations et des conflits d’une société. Nous ne devons pas perdre cela de vue quand nous pensons développement urbain durable” (B. Akoha).

En cela, la ville durable est un projet éminemment culturel.

Publiée une fois par mois, la tribune “Urbanisme en Francophonie ” se propose de recueillir les témoignages et les réflexions d’une personnalité autour d’un sujet de son choix. Cet espace ouvert permet aux auteurs de partager librement leur vision du monde et de contribuer à ce récit original. Tandis que le monde doit organiser sa transition vers un développement plus respectueux des personnes, mais aussi des ressources de la planète et de sa biodiversité, comment penser et construire les villes ?

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